— Possible. Probable. Mais cela ne vous fait-il pas penser à un danger de grande envergure ? »
Elle y réfléchit. « La Capsule Six n’avait donc pas d’autre particularité que cette importante infestation algale dans ses senseurs ?
— Je ne sais pas si on peut parler de particularité. Tout est question de degré. Mais dans le sens où vous l’entendez, la réponse est oui.
— Vous pouvez me montrer ces organismes ?
— Bien entendu. »
Freeman Li s’était protégé du pari de Degrandpré – selon lequel la station océanique ne courait plus aucun risque – en confinant son personnel dans les deux capsules supérieures de la chaîne, là où il était possible de gagner sans délai la navette en cas de besoin. Les trois autres avaient été fermées et scellées, entraînant une chute de la productivité globale de la station et l’abandon de deux très prometteuses lignes de recherche, mais comme le dit carrément Li : « C’est le problème de Degrandpré, pas le mien. »
Une façon de penser tout à fait kuiper, s’émerveilla Elam.
Elle le suivit via un puits d’accès étroit jusqu’à la plus basse des capsules occupées. Les cloisons lui attirèrent l’œil au passage : d’immenses portes métalliques prêtes à se fermer sans pitié en une fraction de seconde. Dans cet horrible roman venu de la Terre, il y avait un passage où une souris était prise dans un piège. Sans n’avoir jamais vu ni souris sauvage, ni souricière, elle croyait savoir ce que ressentait l’animal.
Depuis l’accident, les mesures de sécurité prises dans le labo de microbiologie, toujours pour le moins astreignantes sous la direction de Freeman, avaient atteint un maximum absolu. Jusqu’à nouvel ordre, tous les biota et les isolats isiens devaient être considérés comme des menaces de niveau cinq avérées. Dans l’antichambre sécurisée du labo, Elam enfila la combinaison pressurisée requise, munie d’une réserve d’air sur les épaules et de contrôles de température. Li fit de même. Derrière la visière du casque, avec ses yeux caves et sa mine sombre, il avait un air étrange. Il l’accompagna au lavage préliminaire, puis ils passèrent devant des hommes et des femmes qui, vêtus de combinaisons identiques aux leurs, travaillaient sur des boîtes à gants de diverses complexités. Ils atteignirent enfin, après un sas et une autre antichambre, un labo inoccupé de plus petites proportions.
Elam retrouva une partie de la terreur qu’elle avait ressentie pour la première fois en entrant dans un labo de recherche virale de niveau cinq, pendant ses études sur Terre. Bien sûr, cela avait été pire à l’époque : elle était alors une étudiante kuiper naïve, élevée au sein du clan de la Grue et de ses récits horribles sur les années d’épidémies terrestres. Le gouffre biologique avait toujours plus sûrement séparé la planète mère des colonies kuipers que la distance physique. Les clans kuipers avaient établi une quarantaine : nul n’était autorisé à arriver ou à revenir de la Terre sans avoir été au préalable inspecté jusqu’au niveau cellulaire et débarrassé du moindre germe infectieux terrestre. La décontamination dans le sens Terre-Kuiper était sévère, physiquement éprouvante, et durait aussi longtemps que la longue orbite en boucle du voyage qui vous ramenait du système interne. Aucune maladie terrestre ne s’était jamais déclarée sur un habitat kuiper, et si cela s’était produit, la colonie en question aurait aussitôt été isolée et décontaminée. Protocoles d’hygiène que la pauvreté et la densité de la population rendaient impraticables sur Terre.
Elle était partie effectuer son postdoc sur Terre dans le même état d’esprit que celui d’une assistance sociale consciencieuse qui consent à visiter une léproserie : le cœur au bord des lèvres, mais avec les meilleures intentions du monde. Bien que vaccinée contre tous les microphages, prions, bactéries et virus imaginables, elle avait souffert de la classique « fièvre d’origine inconnue », qui avait perduré pendant tout le premier mois de son orientation, avant de succomber enfin à une série d’injections de leucocytes. Elle n’avait jamais été malade auparavant. Être malade, contaminée par un parasite invisible… eh bien, c’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé.
Après cela, sa première tentative de travail en environnement stérile l’avait terrifiée. L’université de Madrid, un bastion Mécanismes & Personnel, accueillait de nombreux étudiants des mondes extérieurs, des martiens pour la plupart mais aussi quelques expatriés kuipers comme elle. On ne permettait pas aux novices d’être dans la même pièce que des agents infectieux vivants. On lui avait déjà présenté le bacille du charbon, le HIV, les Nelson-Cahill 1 et 2, la dengue de Leung ainsi que le vaste éventail des rétrovirus hémorragiques, mais uniquement par téléprésence. La manipulation de virus du type de ceux requis par les recherches de terrain était infiniment plus dangereuse sur Terre. Il y avait là toutes les antiques terreurs terrestres, des prédateurs plus subtils et plus acharnés que les animaux de la jungle mais tout aussi agiles, et qui étaient toujours aux trousses des populations sous-alimentées d’Afrique, d’Asie et d’Europe. Des crosses d’évêque et des boucles protéiques arc-en-ciel, toutes débordant de mort.
L’écologie planétaire, avait-elle pensé. Antique et incroyablement hostile. C’était, devenue tangible, cette biosphère dont parlait Tam, le résidu involuté d’éternités évolutionnaires.
Mais au moins la Terre avait-elle réussi à faire rentrer l’humanité dans l’équation, en dépit de ces épidémies mortelles. Isis, elle, n’avait pas négocié ce genre de marché.
Elle observa Li insérer ses mains dans une boîte à gants. Pas de téléprésence ici non plus, hormis les dispositifs qui transmettaient ses gestes aux manipulateurs, tout au fond de ces chambres fortes que constituaient les fûts à spécimen. À l’intérieur de la boîte à gants, une microcaméra transmettait des images au casque de Li et à un moniteur sur lequel Elam pouvait suivre son travail. Un groupe de cellules vivantes connectées les unes aux autres apparut sur l’écran.
« Je vous présente le petit salopiot qui encrasse nos appareils externes. Ça grandit en colonies qui forment un film visqueux bleu. Il y en avait bien un échantillon inerte dans la Capsule Six, mais je n’arrive pas à croire à un lien de causalité. En fait… »
L’image gîta comme un navire qui sombre. « Li ? Vous perdez le point.
— Ce matériel est aussi vieux que la station. Ça fait plus d’un an que Degrandpré garde nos demandes de maintenance sous le coude. Ce salaud fait son timide de peur d’offenser les gens du budget. Attendez un peu… C’est mieux ? »
Oui, c’était mieux. Elam gardait les yeux fixés sur l’écran et luttait pour ne pas retenir sa respiration. Elle vit une cellule polynucléaire à l’épineuse enveloppe protéique dentée à la façon d’une roue d’engrenage. Des corps de mitochondries, plus variés et complexes que leurs homologues terrestres, transitaient entre les épais noyaux et les parois cellulaires renforcées, suscitant de brefs échanges osmotiques. Aucun de ces processus n’était aussi bien compris que les microbiologistes aimaient à le prétendre. À biosphères différentes, règles différentes.
« Ça ressemble à notre truc visqueux à nous, dit Elam.
— Vous dites ?
— Nous avons nous aussi de la bave bactérienne sur nos joints externes.
— La même que ça ?
— Eh bien, pas tout à fait. Les vôtres habitent dans l’océan, et les nôtres à l’air libre. Je ne reconnais pas ces corps granulaires dans le canal miotique. Mais la manière dont ils s’assemblent m’est tout à fait familière. Hum, Li, vous perdez encore l’image.