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— Chierie ! » jura Freeman Li, ce qui ne lui ressemblait pas. Son épaule eut un sursaut. Il y eut une pause. L’image baigna dans une grille confuse de pixels colorés, qui cette fois ne se dissipa pas.

Puis Li dit d’un ton sec : « Quittez la chambre, Elam. »

Soudain s’éleva un sifflement qu’elle ne put identifier. Elam sentit le premier attouchement de la vraie peur : un picotement dans la mâchoire, un bourdonnement sourd dans les oreilles. « Li, qu’est-ce qu’il se passe ? »

Il ne répondit pas. Sous sa combinaison protectrice, il s’était mis à trembler.

La bouche d’Elam s’assécha en un instant. « Mon Dieu, Li…

— Foutez le camp ! »

Elle se déplaça sans même y penser. Ses réflexes de labo n’étaient pas tout neufs, mais ils étaient profondément ancrés. Il ne lui avait pas demandé de l’aider, il lui avait donné un ordre, basé sur ce qu’il avait vu dans la boîte à gants.

Elle se précipita vers la porte du labo, lame d’acier huilé qui descendait déjà. Les ventilateurs du plafond démarrèrent en vrombissant pour produire une pression négative qui conduirait l’air éventuellement contaminé dans une série de HEPA et de nanofiltres. La sirène emplit toute la capsule de son hurlement. On dirait un enfant qui pleure, pensa Elam éperdue. Elle s’avança vers la porte dont le passage était de plus en plus étroit, consciente qu’elle avait extrêmement peu de temps, qu’en fait elle était déjà enfermée à l’intérieur.

Elle se retourna, le souffle coupé. La cloison coulissante venait de se fermer. La capsule était désormais étanche. Les ventilateurs s’arrêtèrent, mais la sirène continua son hululement.

Freeman Li avait écarté ses mains de la boîte à gants. Quelque chose avait pelé des morceaux de sa combinaison et de ses gants, transformant en pelures d’oignon les membranes imperméables. Les portions de chair exposées commençaient à se boursoufler.

Cela avait été si rapide !

Il arracha ses lunettes protectrices. Son visage était un masque de sang, ses narines bouillonnaient à tout va. L’éclatement des capillaires avait déjà rendu ses yeux écarlates.

Il prononça quelque chose qu’elle ne comprit pas – peut-être son nom à elle – et s’effondra.

Le cœur d’Elam battait à cent à l’heure. Elle ne hurla pas, car il lui semblait que la sirène hurlait déjà assez pour deux, que toute la terreur du monde était contenue dans ce son affreux. Le sol de la capsule sembla glisser sur le côté, elle tomba sur le coccyx, à environ un mètre du corps convulsé de Freeman Li.

Elle porta ses doigts à son nez, les retira et contempla, interloquée, le rouge des taches de sang.

C’est donc ça, la mort, pensa-t-elle. Toute cette saleté. Vraiment pas propre. Elle ferma les yeux.

Neuf

Les hasards de la rotation de la station orbitale permirent à Kenyon Degrandpré, qui regardait à ce moment-là dans la bonne direction par le hublot de son bureau, d’assister à l’arrivée de la dernière sphère de Higgs.

Cela n’avait rien de spectaculaire, ainsi qu’il avait déjà pu le constater : juste un éclat dans le ciel étoilé, aussi bref qu’un éclair de chaleur ; une dispersion de photons et de particules énergétiques, puis la lueur s’éteignait en un halo de Cherenkov bleu. Un lancement Higgs torturait le vacuum local, forçait les particules virtuelles à acquérir une existence sans équivoque. Plus qu’un voyage, c’était, en un sens, un acte de création.

Bien sûr, la sphère de Higgs était trop éloignée pour qu’on la voie. Distante d’un petit million de kilomètres, elle n’était encore qu’un point obscur dans l’obscurité profonde. Les remorqueurs de rendez-vous avaient déjà quitté la station pour aller la récupérer, elle et sa cargaison soigneusement protégée, en se basant sur la localisation émise par son transpondeur, même si elle était bien entendu apparue à l’endroit prévu : la précision des translations Higgs était de l’ordre de quelques centaines de mètres.

Degrandpré tenait à la main le manifeste de la cargaison fourni par le Trust des Travaux. Le vaisseau invisible recelait quantité de choses inconnues ou de mauvais augure : des algorithmes génétiques radicalement nouveaux pour les usines Turing d’Isis, des petites sondes robotisées à expédier dans le système externe. Sans oublier le nouveau, l’« observateur », l’énigme, la menace : Avrion Theophilus. Degrandpré possédait une édition un peu ancienne du Livre des familles qui présentait Theophilus comme un officier de haut rang de Mécanismes & Personnel, plus ou moins en rapport avec la branche Psychologie mais apparenté aussi aux Quantrill et aux Somerset d’Atlanta. Ce qui pouvait signifier… eh bien, tout ce qu’on voulait.

Degrandpré se tourna vers son défileur et appela le dossier de Zoé Fisher qu’il parcourut une fois de plus à la recherche d’indices. Hormis son lien évident avec Theophilus – il avait été son responsable – il ne trouva rien qui soit susceptible de le renseigner sur les intentions cachées de l’homme. Ou sur celles de Zoé Fisher, si on supposait qu’elle était en réalité une espèce d’empêcheuse de tourner en rond au service de M&P. Il n’arrivait pas à imaginer quel conflit sur Terre pouvait bien dépendre du destin d’un bébé-éprouvette, même doté de talents linguistiques et d’une nouvelle technologie époustouflante. Mais l’histoire avait souvent basculé pour moins que ça : une balle, un microbe, un mot déplacé.

Nerveux, il appela le poste central pour mettre à jour les manifestes Turing. Son défileur lui transmit en retour un bruit confus jusqu’à ce que Rosa Becker, qui supervisait l’équipe de l’après-midi, se saisisse d’une liaison vocale. « Monsieur, nous avons un problème avec une télémesure. »

Degrandpré ferma les yeux. Mon Dieu, non. S’il vous plaît, pas maintenant. « Laquelle ?

— Celle de l’avant-poste océanique. Elle a disparu. Nous n’avons plus rien, elle n’est plus sur la carte.

— Dites-moi qu’il s’agit d’un dysfonctionnement du satellite.

— Si toutes nos redondances ont lâché en même temps, alors c’est possible. » Une pause, un autre crépitement de paroles tendues. « Correction. Nous avons une et une seule navette qui s’élève de la chaîne de capsules. On m’apprend que les survivants sont à bord. Que ce sont les seuls.

— Que voulez-vous dire, ce sont les seuls ?

— D’après le pilote… » Une autre pause. « Il n’y a pas d’autres survivants. Il ne reste que des débris. »

Que des débris.

Le cauchemar de Freeman Li était devenu réalité.

« Monsieur ? »

Le mien aussi, pensa Degrandpré.

« Mettez cette navette en quarantaine illimitée », dit-il, à la fois pour affronter la menace la plus immédiate et pour repousser sa propre peur. « Et avertissez les stations. Nous passons en alerte maximum. »

Il avait l’impression d’être un homme mort.

À l’occasion de la première expédition en solo de Zoé, pour tester une dernière fois les systèmes avant sa journée de marche jusqu’à la rivière de Cuivre, Tam Hayes laissa tomber son travail – la cartographie des gènes de cultures d’organismes unicellulaires. Il traversa le cœur de la station et rejoignit l’aile nord, où Zoé était déjà en train de s’équiper.

Ses pensées alternaient entre ses recherches et la sortie de Zoé. Dans les deux cas, les mystères étaient supérieurs en nombre aux certitudes. Tam avait la ferme conviction qu’il faudrait encore des années pour résoudre le casse-tête de la génétique cellulaire isienne. La machinerie biochimique était d’une complexité si exaspérante… Que faire d’organelles capables de vivre indépendamment à l’extérieur de leurs cellules mères et de se reproduire comme des rétrovirus ? Ou des microtubules qui entouraient les parois cellulaires en tuiles entremêlées ? Chaque question en amenait un millier d’autres, pour la plupart liées à la paléobiologie isienne, un domaine d’études encore balbutiant. À l’exception de quelques échantillons de noyau cristallisé et du travail de Freeman Li sur les bactéries thermophiles, il n’y avait aucune donnée concrète, rien que des conjectures. Toutes ces années d’incessante recomplication évolutionnaire avaient de toute évidence introduit le principe du parasitisme au plus profond des mécanismes vitaux : le moindre échange d’énergie, la moindre ionisation sélective, la moindre libération d’ATP était un acte de prédation fossilisé. Des partenariats symbiotiques complexes s’étaient créés, à la manière des montagnes qui se dressent lors de la collision des plaques tectoniques. Issue du conflit, la collaboration ; issu du chaos, l’ordre. Les Mystères.