Sa mère l’avait formé aux Mystères, l’avait emmené tous les mois à la chapelle. Les membres de l’Épine Rouge, comme les Marcheurs de Glace, étaient avant tout des Vieux Déistes, une foi encline à la philosophie. Les sermons mensuels lui étaient passés par-dessus la tête, mais il pensait souvent à l’invocation annuelle, dans la chambre de l’observatoire. On l’avait conduit dans cet espace glacé surmonté d’un dôme afin de compter les constellations comme on compte les grains d’un chapelet. Les corps chauds de sa congrégation s’étaient pressés contre le sien, leurs voix s’étaient jointes en hymnes tandis que sa mère lui serrait la main à lui en faire mal. Était-ce donc entièrement de sa faute s’il était tombé amoureux des étoiles ?
L’Épine Rouge avait estimé que oui.
Quand il entra dans la salle de préparations, Zoé y enfilait péniblement sa combinaison de sortie. Tia et Kwame lui fermaient les jointures. Nés dans la ceinture de Kuiper, ils n’avaient jamais appris à respecter le tabou terrestre de la nudité et ignoraient – ou ne voulaient pas s’en soucier – pourquoi Zoé tressaillait chaque fois qu’ils la touchaient. Zoé lança à Hayes un regard de détresse.
Il envoya les deux ingénieurs donner un coup de main à Lee Reisman au terminal de la navette.
« Merci, dit Zoé à voix basse. Je peux le faire toute seule, l’équipement est conçu pour ça. C’est juste que ça prend du temps.
— Vous préférez que je sorte, moi aussi ? »
Elle réfléchit quelques instants avant de secouer la tête.
« Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas. »
Elle tira les jambières, dont la membrane active resta aussi flasque qu’un film plastique jusqu’à ce qu’elle trouve la peau et s’y ajuste. Elles se mirent alors en place comme un second épiderme rosâtre et translucide. Quand Zoé se pencha pour enfiler des cuissardes plus conventionnelles, le mouvement fit saillir ses petits seins.
Elle leva les yeux, surprit son regard et rougit abondamment. Hayes se demanda s’il devait se détourner. Que ferait un terrien à sa place ?
Elle passa les bras dans la membrane du torse et parla, si bas qu’il ne comprit pas. Il se racla la gorge. « Pardon ?
— Ça irait plus vite si vous fermiez les attaches. »
Tandis qu’il traversait la pièce, il prit conscience de son impatience à toucher Zoé. Il réfréna ce sentiment : elle s’effrayait si facilement. Les attaches, trois barres de matériau ressemblant à de la chair, étaient placées à l’endroit où les bords se rejoignaient au creux de son dos. Lorsqu’il lui toucha la peau, là où elle ondulait sur la colonne vertébrale, un étrange sentiment de familiarité l’envahit… Zoé était presque une femme kuiper, tout au moins sur le plan génétique, avec son génome extrait du stock qui avait colonisé les astéroïdes, un matériel brut et résistant pour une nouvelle diaspora… Il ferma doucement la combinaison et observa la membrane prendre les formes du corps de Zoé, entendit cette dernière inspirer quand la peau de protection se referma sur ses seins, ses mamelons et la base de sa gorge. Sans la coiffe et le dispositif de recyclage, elle avait l’air nue. Il effleura sa hanche et elle frissonna, sans protester.
Mais lorsqu’il leva la main pour lui toucher les cheveux, elle refusa le contact d’un mouvement de la tête. Murmura : « Non, pas là.
— Pourquoi ?
— Seulement là où je suis protégée. »
Elle évitait de croiser son regard.
Que voulait-elle ? De quoi avait-elle besoin ? Il la prit par la taille et la rapprocha de lui. « Protégée », avait-elle dit : protégée du contact, supposa-t-il, ou de l’idée même du contact.
Il voulait lui relever le menton et lui dire quelques mots de réconfort. Il l’aurait peut-être fait si l’alarme de la station ne s’était mise à sonner.
Zoé sursauta en arrière, comme si on l’avait piquée.
Hayes consulta l’affichage qui clignotait sur son défileur de poche. Cela concernait l’avant-poste océanique. Sans plus de détails, mais de quoi pouvait-il s’agir, sinon d’autres mauvaises nouvelles ?
La biosphère se rapproche encore un peu, songea-t-il.
DEUXIÈME PARTIE
Dix
Entourée en permanence de télésenseurs de la taille d’un insecte et de tractibles à pattes d’araignée plus massifs, reliée à Yambuku par une télémesure considérable, Zoé n’était pas vraiment seule dans la forêt. Pourtant elle se sentait seule, horriblement seule, surtout après minuit.
Elle était née pour ça, pour cette solitude. On avait placé ce besoin d’isolement dans son ADN, par des modifications génétiques semblables à celles emportées par les premiers colons kuipers dans le vide qui s’étendait au-delà de Neptune – une race de moines qui, à la lueur des étoiles, avaient sculpté leurs ermitages dans des massifs gelés. La solitude ne lui faisait pas peur.
Ce qui ne signifiait pas qu’elle n’avait pas peur.
De nombreuses choses lui paraissaient effrayantes.
Elle s’éveilla bien après minuit dans l’obscurité de sa tente. Celle-ci, un simple dôme géodésique de mousse polymérisée, avait été conçue non pour la protéger des éléments – rôle échu à sa combinaison – mais pour la dissimuler aux formes de vie sauvage autochtones. Sa combinaison était un système semi-ouvert : Zoé transportait de l’eau et de la nourriture dans des récipients stériles à becs à obturation automatique mais excrétait inévitablement un certain nombre de déchets. Pour parler crûment : de la pisse, de la merde et du CO2. Même purifiés par les dispositifs et les nanobactéries de sa combinaison, les déchets humains exerçaient une attraction magnétique sur les prédateurs isiens. Ceux à l’état solide ou liquide pouvaient être stockés puis enterrés, mais camoufler sa respiration et sa sueur se révélait plus ardu. La tente y contribuait en faisant lentement circuler l’air extérieur et en dénaturant la signature moléculaire de Zoé grâce à des filtres HEPA et osmotiques.
Pourtant le système parfait n’existait pas, comme la perte de la station océanique l’avait cruellement démontré moins de dix jours plus tôt. Les systèmes étaient imparfaits, ou imparfaitement adaptés à la biosphère isienne. Ce qui l’amenait à l’idée inconfortable qu’il se pourrait très bien qu’elle soit, en ce moment même, en train d’attirer des prédateurs nocturnes qui auraient échappé à son périmètre de défense.
Ainsi ce léger cliquetis de bois au loin, qui pouvait être le vent dans les arbres, ou bien…
Conneries.