Elle s’assit, exaspérée, tout espoir de sommeil disparu. Elle trouvait déjà assez difficile de se reposer dans la combinaison, qui transmettait fidèlement à sa peau la pression de la moindre brindille et du moindre caillou présent sous le sol gélifié de la tente, mais trembler de frousse au beau milieu de la nuit était bien pire. L’ensemble de télésenseurs robotisés qui balayait sans relâche le périmètre détecterait les mouvements ou les signatures moléculaires révélatrices : rien de plus conséquent qu’un asticot ne pourrait se glisser jusqu’à elle. Et sa tente, même imparfaite, était sûrement à l’épreuve des asticots.
Que ces craintes continuelles aillent donc au diable. Ce n’était rien d’autre qu’un peu de nervosité. Elle enfila ses jambières protectrices, ouvrit la porte de la tente et sortit dans l’obscurité venteuse au milieu de la forêt isienne, parmi des arbres semblables à des cycas.
La seule lumière ambiante provenait du semis d’étoiles qui surplombait la canopée, mais le multiplicateur de photons de sa combinaison n’en demandait pas plus. Dans les lentilles, la forêt ressemblait à une carte de troncs trapus devant un vague grillage de feuillage ridé par le vent. Sans profondeur, sinistre. Elle ajusta ses lentilles pour détecter les sources de chaleur. Et ne vit que quelques aviants perchés et des campagnols charognards pas plus gros que son pouce.
Pas de quoi en perdre le sommeil. Elle leva les yeux vers le ciel.
L’étoile la plus brillante était en fait une planète. Baptisée Cronos par un savant terrien sans imagination lors de sa découverte un siècle plus tôt, l’énorme géante gazeuse du système isien se trouvait à l’aphélie de son orbite. Cronos avait contribué à la géohistoire isienne en débarrassant le système de ses débris de roche ou de glace : on voyait très peu de comètes dans le ciel isien. Moins un Titan qu’un gigantesque ange gardien, pensa Zoé.
Dans son oreille interne, la liaison de com s’activa avec un léger sifflement.
« Zoé ? » La voix de Tam Hayes. « D’après votre télémesure, vous êtes sortie de la tente et votre pouls s’est accéléré. Je suppose donc que vous êtes réveillée.
— Je ne marche pas en dormant, si c’est ce que vous voulez dire. »
Mais entendre sa voix était un immense soulagement.
« Nerveuse ?
— Un peu. C’est gênant ?
— Pas du tout. »
Cette voix si localisée dans son crâne exacerbait son sentiment d’isolement au cœur d’une forêt extraterrestre. Yambuku ne se trouvait certes pas bien loin, mais Yambuku était un milieu étanche, une bulle fragile venue de la Terre. Elle l’avait quittée, elle se trouvait désormais à l’extérieur, perdue sur Isis où il n’y avait ni éclairage artificiel, ni routes, ni aucune trace de civilisation derrière l’horizon. Rien derrière l’horizon sinon un autre horizon, parallaxe au parallèle ; rien entre elle et une planète biologiquement létale sinon une membrane de quelques molécules d’épaisseur. Pas étonnant que Mécanismes & Personnel ait puisé dans le vieux stock de la diaspora pour ressusciter son génome. Isis était au moins aussi isolée que n’importe quel objet de Kuiper désertique. Et beaucoup, beaucoup plus éloignée de la Terre.
« Zoé ?
— J’écoute.
— Il y a un gros animal qui longe votre position, à environ cinquante mètres au nord-nord-ouest. Pas de quoi s’inquiéter, mais mieux vaut vous tenir tranquille une minute ou deux, histoire de ne pas être trop repérable.
— Je rentre dans la tente ?
— Pour le moment nous allons vous garder dehors et mobile. Mais j’aurais préféré que vous nous appeliez avant de sortir prendre l’air. Ne bougez pas, s’il vous plaît, et laissez les tractibles faire leur boulot.
— Est-ce que cette chose me traque, moi ?
— Elle est sans doute juste curieuse. Silence, maintenant. »
Elle tendit l’oreille dans l’obscurité, sans rien entendre. Quelle sorte de gros animal ? Un triraptor, supposa-t-elle. Elle se le représenta en pensée : huit membres, quadrupède, avec sur la partie supérieure du corps quatre bras munis de griffes en acier trempé. La combinaison de Zoé résisterait aux invertébrés et aux morsures de petits animaux mais ne pourrait rien contre le carnage industriel d’une attaque de triraptor.
« Zoé ?
— Je croyais que vous aviez réclamé du silence, souffla-t-elle en réponse.
— Tant que nous ne crions pas, ça va. Vous avez de quoi vous mettre à l’aise ? »
Elle scruta le sol, repéra par terre un tronc sur lequel elle s’assit. De minuscules insectes sortirent du nid qu’elle avait dérangé et vinrent grouiller sur son pied. Inoffensifs. Elle les ignora. « Un confort tout relatif, mais au moins nous pouvons discuter. Vous êtes encore de nuit ?
— Le poste de minuit à l’aube, tant que vous êtes de sortie. »
Cela la flatta et l’intimida aussi un peu. Elle avait repensé – elle ne pouvait s’en empêcher – à leur tête-à-tête dans la salle de préparations, à la manière dont elle avait pleuré dans ses bras en apprenant la tragédie de la station océanique, à celle dont, cette nuit-là, elle avait trouvé le chemin de la cabine de Hayes. À la manière dont il l’avait touchée, avec empressement mais douceur. Jamais aucun être humain ne l’avait touchée ainsi.
Elle avait laissé cela se produire.
L’avait encouragé.
L’avait redouté.
« Vous avez peur ? Votre pouls s’accélère encore. »
Elle rougit. Sans qu’il la voie. Dieu merci, à moins que la télémesure ne transmette aussi cela. « C’est juste… toute cette obscurité partout autour de moi.
— Compris. »
Un vent d’ouest agita le feuillage. Le même vent transportait sans doute son odeur loin dans la forêt. Non, ne pas penser à ça. « Tam ?
— Oui ?
— Vous avez grandi dans les Kuipers. L’Épine Rouge, je crois ?
— Exact. Une des plus vieilles colonies kuipers, un grand habitat situé dans la partie la plus proche du nuage d’Oort. Avec une rotation de trois quarts de g sur son grand axe, ce qui fait que l’adaptation à Isis ne m’a pas vraiment posé de problèmes.
— Une enfance heureuse ? »
Il y eut une pause. « Assez heureuse.
— Crèche ou biofamille ?
— Biofamille. Il n’y a pas de crèches dans l’Épine Rouge. Nous sommes conformistes.
— L’habitat vous manque ?
— Oui, souvent. »
Elle s’aperçut qu’il faisait attention à ce qu’il disait. Il pensait à elle et à son enfance difficile. « Vous savez, ce n’était pas si terrible. D’être un bébé de crèche. Du moins avant Téhéran. Je me sentais bien, avec mes sœurs et mes nounous.
— Ça vous manque ?
— Il y a des choses qu’on ne peut plus retrouver. Par exemple, ce sentiment de… d’être chez soi.
— Personne n’est chez soi sur Isis. »
La peau de sa combinaison était d’une extrême sensibilité. Trop sensible, même. Elle sursauta quand une feuille lui tomba sur l’épaule.
« Zoé ?
— Désolée. Fausse alerte. La brise est en train de se lever. On dirait qu’il va bientôt pleuvoir. » Elle se demandait pourquoi parler à Hayes par l’intercom lui posait moins de problèmes que lorsqu’ils se trouvaient face à face. « Je sais de quoi je dois avoir l’air pour un Kuiper. Vu la manière dont j’ai été élevée, je veux dire.
— Personne ne choisit son enfance, Zoé.
— Je dois vous rappeler une de ces vieilles aristocrates chinoises, celles aux pieds enfermés dans des chaussures minuscules, vous voyez le genre ? On m’a fait rentrer de force dans l’idée que quelqu’un d’autre se faisait de la beauté ou de l’utilité.