— Zoé… » Il se tut un instant. « “Un être humain brisé n’est même pas un bon outil.” Vieille maxime kuiper. Vous n’auriez pas survécu comme vous l’avez fait sans avoir en vous quelque chose de solide, quelque chose qui n’appartient qu’à vous. »
Ce fut au tour de Zoé de garder le silence.
Theo avait l’habitude de dire : Tu joues à cache-cache, Zoé. Tu te caches de moi, une fois de plus.
Mais Theo découvrait toujours ses secrets.
La plupart.
« Silence, maintenant, Zoé, juste quelques instants. La cible s’est encore tournée vers vous. Les tractibles vont l’éloigner, mais ne faites rien qui attirerait l’attention. Et éteignez votre vision de nuit, s’il vous plaît. Il y a une fuite de lumière sur vos lentilles et vos yeux brillent comme ceux d’un chat.
— Vous me voyez ? » Elle n’était pas sûre que cela lui plaise.
« Je vous observe par l’intermédiaire d’un télésenseur. Chut, maintenant. Je vous tiens au courant. »
Elle soupira et débrancha le multiplicateur de photons. L’obscurité devint aussitôt totale. Elle ferma les paupières et tendit à nouveau l’oreille.
Le vent avait forci. Des nuages étaient venus masquer les étoiles. Un front froid arrivait de l’ouest, si elle en croyait le rapport météorologique du matin. Des gouttes de pluie éclaboussèrent la voûte des arbres.
Il y eut un bruissement dans les sous-bois, à quelques mètres d’elle. Son pouls s’accéléra une nouvelle fois.
« Ce n’est qu’un tractible qui protège vos flancs, dit Hayes. Je sais que vous n’y voyez rien. Mais il faut rester tranquille pour le moment, aussi calme que possible. »
Elle ne voyait pas le triraptor qui fouinait dans la forêt, mais sa combinaison lui transmettait son odeur – non les molécules transportées par l’air, mais un picotement électronique des cellules réceptrices appropriées, un vague écho de quelque chose d’âcre et d’amer dans son nez.
L’animal était proche. Les télésenseurs durcis par la nuit bourdonnaient autour d’elle. Elle entendit enfin le bruit inimitable de quelque chose de vivant et de massif qui se déplaçait dans les broussailles.
« Du calme, Zoé. »
Theo lui avait pourtant enseigné une meilleure discipline. Elle ouvrit grands les yeux et s’imagina qu’elle le voyait, qu’elle voyait le triraptor – au moins ses yeux, qui étincelaient dans la lueur des dernières étoiles encore visibles à l’est, des yeux de prédateur vigilants et jaune chrome.
Et il était parti.
« Restez tranquille, Zoé. »
À la poursuite d’un tractible-araignée, sans doute.
« Encore quelques secondes. »
Les sons s’éloignèrent.
Tout doucement, elle leva le visage vers la bruine.
« Elam me manque, murmura-t-elle.
— Je sais, Zoé. À moi aussi.
— On commence à ne plus avoir assez de temps, n’est-ce pas ?
— Souhaitons que si. »
Onze
À l’arrivée d’Avrion Theophilus, Degrandpré avait prévu de lui faire faire le grand tour de la station orbitale – c’était après tout la première visite d’une personnalité de ce calibre – mais l’homme de Mécanismes & Personnel ne voulut rien savoir.
« Tout ce qui m’intéresse ce matin, avait-il dit d’un ton affable, c’est la quarantaine de votre navette. »
Et quel descendant des Familles s’était révélé ce Theophilus ! Grand, svelte, chevelure grise, nez aquilin, et une élégante complexion pâle. La cicatrice d’orchidectomie de Degrandpré, qui impressionnait tant ses subordonnées, ne représentait pour lui que le tatouage d’un serviteur. Theophilus avait sans aucun doute déjà engendré nombre de jeunes aristocrates, des créatures solides aux yeux bleus et à la dentition immaculée.
Admirable, puissant ! Et virtuellement très dangereux. Fonctionnaire de Mécanismes & Personnel de rang inconnu, Avrion Theophilus se conduisait avec toute l’arrogance d’un officiel du Trust des Travaux, ce qui, en soi, ne manquait pas d’être dérangeant.
Les nouvelles en provenance de la Terre n’étaient pas moins inquiétantes. On parlait de troubles au sein des Maisons et des Familles, de procès à grand spectacle, de purge possible dans les Trusts. Mais toutes les informations qui leur parvenaient par la liaison à particules jumelles avaient subi une sévère censure. À coup sûr, ce Theophilus en savait bien plus sur la crise que n’importe qui à bord de la station, mais il s’était bien abstenu d’en parler.
Et, de peur de paraître impertinent, Degrandpré n’avait pas osé l’interroger.
Toute la situation était d’une ambiguïté exaspérante. Devait-il chercher à s’attirer les bonnes grâces d’Avrion Theophilus, au risque de paraître trahir ses parrains du Trust des Travaux ? Existait-il une autre issue ?
Degrandpré n’avait pu empêcher une atmosphère oppressante et lourde d’émotion de s’abattre sur la station. La perte de l’avant-poste océanique pesait de tout son poids sur le personnel, même ici. De l’opinion générale, le moral du personnel de surface avait chuté. Certains prédisaient la fin de la présence humaine sur Isis. Et ils pouvaient bien avoir raison, même si cela semblait laisser – autre motif d’inquiétude – ce Theophilus indifférent. « Votre station orbitale requiert quelque entretien, remarqua-t-il d’un ton mielleux. Le couloir circulaire est dégoûtant, et l’air ne vaut pas mieux. »
Les parois étaient en effet passablement sales. Les serviteurs de nettoyage avaient récemment été désossés au bénéfice du projet interféromètre, et les usines Turing n’avaient toujours pas expédié leurs remplaçants. Quant à l’odeur… « Nous avons eu quelques ennuis de purificateurs dans nos piles de gestion des déchets. C’est temporaire, bien entendu, mais en attendant… Je m’en excuse. On s’y habitue.
— Peut-être pas aussi facilement qu’on pourrait l’espérer. »
Quelle perfection dans le ton aristocratique, se dit Degrandpré : une insulte et une menace dans la même phrase. Il promit de s’en occuper, sans pourtant vraiment voir ce qu’il pourrait faire sinon harceler une fois de plus les ingénieurs. La sphère de Higgs n’avait pas apporté de pièces détachées, et il se demanda avec un brin de cynisme si leur expédition n’avait pas été reportée pour faire de la place à la noble masse d’Avrion Theophilus.
Il escorta son visiteur jusqu’aux énormes cloisons qui séparaient le secteur de quarantaine des navettes du reste de la station. Theophilus entama une inspection minutieuse des joints et des rivets, obligeant Degrandpré à l’attendre. « Comme vous le savez certainement, glissa Degrandpré, ce sont des cloisons standards : le périmètre stérile est à l’intérieur.
— Je veux néanmoins qu’elles soient inspectées tous les jours. Par des spécialistes. » Il ajouta devant son expression scandalisée : « Le Trust des Travaux n’y trouvera sûrement rien à redire, vous ne croyez pas ? »
Degrandpré posa sa paume sur le bouton d’accès et la porte de la cloison glissa en position ouverte. À l’intérieur, assis sur une chaise métallique, un technicien médical d’origine kuiper supervisait seul la quarantaine. Les quatre survivants du désastre, un pilote de navette et trois jeunes spécialistes en exobiologie marine, croupissaient en confinement depuis maintenant dix jours. Une image relayée depuis la chambre d’isolation emplissait un écran au-dessus de la tête de Degrandpré : deux hommes et deux femmes à l’air épuisé et vêtus de blouses de laboratoire, sauf le pilote, qui en comparaison semblait pimpant dans son uniforme du Trust.
Theophilus posa au technicien des questions précises et pointues sur les procédures de quarantaine, la redondance, les dispositifs de sécurité et les systèmes d’alerte. Degrandpré en prit bonne note mais ne put rien déduire de la conversation… sinon que la stérilité de la station orbitale était un sujet qui commençait peut-être à susciter quelque nervosité au sein de Mécanismes & Personnel.