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Cette stérilité n’avait pourtant jamais été remise en question. Une contamination serait en effet désastreuse. Le collier métallique de la station renfermait et nourrissait presque mille cinq cents âmes, qui ne disposaient pour la plupart d’aucune possibilité de fuite : la planète qu’ils survolaient était intégralement toxique et le seul lanceur Higgs de réserve en cas d’urgence ne pourrait transporter, au mieux, qu’une poignée de directeurs. Mais jamais une telle menace ne s’était profilée à l’horizon. Les navettes arrivant d’Isis traversaient le vide stérilisant de l’espace, et leurs chargements ainsi que leurs passagers étaient soumis à une quarantaine et à un examen rigoureux. Le technicien médical expliquait patiemment et abondamment tout cela, donnant force détails, contraignant finalement Degrandpré à exprimer l’espoir que le cadre supérieur venu de la Terre ne soit pas submergé par toutes ces précisions peut-être inutiles.

« Nullement, répliqua Theophilus d’un ton cassant. La durée standard d’une quarantaine est bien de dix jours ? »

Le technicien confirma.

« Et quand s’achève celle-ci ?

— Dans quelques heures à peine, et il n’y a vraiment aucun signe de contagion. Ces quatre-là en ont pas mal bavé, ils attendent leur libération avec impatience.

— Prolongez d’une semaine », décréta Avrion Theophilus.

« Maître Theophilus, s’enquit Degrandpré, y a-t-il autre chose que vous voudriez voir ? Les jardins, peut-être, ou nos installations médicales ?

— Isis », dit Theophilus.

Ils voulaient tous une fenêtre. « Je vous recommande la vue depuis les baies d’accostage.

— Je vous remercie, mais je veux la voir de plus près. »

Degrandpré fronça les sourcils. « De plus près ? Vous voulez dire… visiter une station au sol ? »

Theophilus hocha la tête.

Mon Dieu, pensa Degrandpré. Il va se tuer. Comme si je n’avais pas assez de problèmes. Ce noble et stupide cousin des Familles va se tuer, et sur qui les Familles en feront-elles retomber la responsabilité sinon sur moi ?

Douze

Le matin du troisième et dernier jour de sa sortie d’essai, Zoé dormit tard. Bien que son sommeil soit devenu irrégulier, léger et chargé de rêves depuis la disparition d’Elam Mather, l’épuisement l’avait plongée dans une inconscience noire et sans rêves. Elle s’éveilla avec plus d’une heure de retard sur sa communication avec Yambuku.

Ils m’ont laissée dormir, se demanda-t-elle, ou bien il y a eu une nouvelle crise, une rupture du périmètre, un désastre ?… Elle activa l’affichage cornéen et appela un compte-rendu. Le télébavardage habituel de Yambuku – les conversations entre tractibles – défila. Une étiquette jaune s’affichait sur sa ligne de com personnelle. Elle interrogea le système qui lui livra une note préenregistrée de Tam Hayes. Il était occupé, disait-il, par une conférence avec les kachos de la station orbitale, il lui parlerait sous peu, et le mieux en attendant serait qu’elle termine de remballer son matériel de camping et qu’elle se prépare pour la marche du jour.

Avec un vague sentiment d’abandon, elle sortit de la tente que baignait un soleil matinal.

L’expédition avait été une réussite totale. Tous les périphériques – tente, tractibles, systèmes de gestion de la nourriture et des déchets, communications – avaient fonctionné à la perfection, à tel point que les ingénieurs de Yambuku s’en montraient ouvertement jaloux. L’espoir d’une présence humaine sur Isis subsistait en dépit des défaillances survenues dans les avant-postes de première génération. Elle s’acquittait des buts de sa mission, mieux, elle se trouvait dans Isis, elle se déplaçait dans sa biosphère, à un jet de pierre de la profonde rivière de Cuivre…

Pourquoi cela lui apportait-il un si maigre réconfort ?

Il y a quelque chose qui ne va pas en moi, pensa Zoé.

Elle dégonfla les murs de la tente, roula soigneusement le sol gélifié et rangea le tout sur le dos d’un tractible cargo pas plus gros qu’un chien. Elle empaqueta ses déchets – des emballages d’aliments, une batterie vide – au lieu de les enterrer. Bien que stériles, ces ordures auraient représenté une intrusion, un affront à Isis.

Quelque chose n’allait pas. Oh, rien de physique, ses périmètres étaient intacts, et elle était biologiquement aussi invulnérable qu’il l’était possible à un être humain. Non, ce qui s’agitait en elle était moins concret qu’un virus ou un prion.

La pluie nocturne avait recouvert la forêt d’un vernis luisant. L’eau descendait de niveau en niveau dans la canopée, débordant des feuilles en coupe et des calices floraux. Dans l’ombre autour des troncs, l’humidité avait provoqué l’émergence de douzaines de carpophores fongiques. Dans la brise d’ouest, des spores tourbillonnaient en une fine poussière moite semblable à des cendres de charbon.

Devait-elle en parler à un médecin ? Si tout se déroulait selon les prévisions, elle serait de retour à Yambuku au crépuscule. Mais elle ne souffrait guère que de nervosité, de nuits agitées et d’une foule de sentiments de malaise, dont le moindre n’était pas sa liaison sexuelle avec Tam Hayes. Qu’elle en avise un médecin de Yambuku, et on soumettrait son système endocrinien et ses neurotransmetteurs à toute une batterie de tests. Était-ce ce qu’elle voulait ? « Non », prononça-t-elle tout haut, et malgré les filtres sa voix résonna haut et fort au milieu des murmures de la clairière. Non, vraiment pas, et pas seulement à cause des désagréments physiques encourus. Il lui fallait bien s’avouer que ces changements se révélaient aussi séduisants que dérangeants.

Ses sentiments vis-à-vis de Hayes, par exemple. Une étude approfondie de la sexualité humaine lui en avait donné une assez bonne compréhension. Les biorégulateurs qui veillaient sur son équilibre chimique ne la rendaient pas frigide pour autant. Ses instructeurs tantriques, au collège, avaient au contraire loué ses aptitudes en la matière. Elle avait pourtant permis à Hayes de la toucher, elle avait eu envie qu’il la touche, elle avait pris du plaisir à ce contact : voilà qui la stupéfiait. Les cliniciens de Mécanismes & Personnel lui avaient pourtant assuré qu’elle ne parviendrait jamais à un orgasme satisfaisant lors d’un rapport avec un autre être humain. Ses années à Téhéran avaient établi trop d’associations négatives, et de toute façon sa biorégulation amortissait les boucles de rétroaction appropriées. Elle ne pourrait tout simplement pas tirer de plaisir d’un rapport sexuel avec un homme.

C’est du moins ce qu’ils avaient dit.

Et cela prouvait bien que quelque chose allait de travers. Qu’il vaudrait mieux en parler à un médecin.

Mais elle n’en avait pas la moindre envie. Peut-être un médecin pourrait-il la réparer, et le plus étrange – cela la perturbait vraiment – était qu’elle ne voulait pas qu’on la répare.

S’ils la réparaient, elle risquerait de ne plus ressentir ce frisson d’anticipation en entendant la voix de Tam, cette légèreté soudaine quand il lui faisait un compliment, cette intimité choquante de sa main sur son corps.

Folie pure, bien entendu, mais avec quelque chose de divin. Elle se demanda si elle n’avait pas retrouvé par hasard une certaine sagesse perdue par le monde moderne, un vecteur émotionnel archaïque que cacheraient le sévère balisage sexuel des Familles et les copulations bestiales des clans kuipers.