Peut-être était-ce la façon dont les prolos non régulés tombaient amoureux. C’est à ça que ça ressemble, l’« amour », dans les régions d’Afrique et d’Asie infectées par les virus ? se demanda-t-elle.
Ce sentiment l’effrayait. Mais l’idée qu’il pourrait disparaître un jour n’était pas moins effrayante.
Vers midi, elle avait achevé son paquetage et était prête à se mettre en route. Toujours rien de Yambuku. Il lui fallait partir dans l’heure si elle voulait atteindre la station avant la nuit.
Elle laissa à Dieter Franklin, qui surveillait ses stats et ses signes vitaux, un message demandant à Hayes de la rappeler. Par chance, ce matin-là le calme régnait dans la forêt. Pas de prédateurs à l’intérieur de son rayon de détection et des nuages blancs en mouvement le long du méridien, pareils à des bateaux que pousse lentement la marée.
Elle rassembla ses tractibles à six pattes et se dirigea vers l’ouest. Le chemin, tracé par les machines avant son expédition, longeait la rivière de Cuivre pendant environ un demi-kilomètre. À cette époque de l’année, l’eau ne montait pas très haut. Elle s’était retirée des rives, dévoilant des gués rocheux, de calmes flaques vertes et des dunes de limon dans lesquelles quelques herbes aventureuses avaient pris racine. Les insectes télésenseurs la suivaient comme un tourbillon de moustiques ; certains volaient devant elle pour surveiller la route. Leur léger bourdonnement se perdait dans la cacophonie des cris des oiseaux et des insectes, tous semblables à ses oreilles, comme si des lignes de courant électrique bourdonnaient dans une vague de chaleur.
En transférant ses gouttes de sueur à la surface de la membrane, sa combinaison contribuait à la rafraîchir tandis qu’elle marchait. Au soleil, la membrane avait pris une coloration blanche, et quand elle jeta un coup d’œil sur ses bras, elle se trouva aussi pâle, aussi aristocratiquement blanche qu’une fille de race d’une des Familles nordiques.
Elle avait parcouru moins d’un kilomètre quand Tam Hayes ouvrit une communication directe avec elle. Ce n’est pas trop tôt, se dit-elle.
« Zoé ? Nous aimerions que vous stoppiez là où vous êtes, pour l’instant.
— Impossible, répondit-elle. Pas s’il faut que je sois rentrée avant la nuit. Vous avez discuté avec la station orbitale toute la matinée. Le temps ne s’arrête pas parce que Degrandpré vous accapare.
— Justement. Ils veulent prolonger l’expédition. »
Ils, nota-t-elle. Pas nous. Hayes n’était pas d’accord. « Comment ça, prolonger ?
— Pour être plus précis, ils veulent que vous fassiez demi-tour, que vous traversiez la rivière par le pont mobile et que vous repartiez par la rive est. Les télésenseurs partiront en reconnaissance pour établir un itinéraire jusqu’à la colonie des mineurs, et les tractibles vous ouvriront le chemin. Deux jours de marche devraient vous amener à l’intérieur du périmètre où ils recueillent leur nourriture. »
Absurde. « Mais je ne peux pas travailler sur le terrain ! Nous n’avons même pas fini de tester l’équipement !
— Le sentiment qui prévaut à la station orbitale est que votre équipement a passé avec succès tous les tests nécessaires.
— Ça nous fait prendre au moins un mois d’avance sur le planning.
— Il doit y avoir quelqu’un de très pressé. »
Elle pensait savoir pourquoi. La station océanique s’était effondrée et les autres avant-postes isiens rencontraient tous d’inquiétants problèmes d’étanchéité. Même si la combinaison de Zoé marchait à la perfection, sans une base arrière comme Yambuku, elle était aussi utile qu’un chapeau dans un ouragan. Les Trusts voulaient l’utiliser au maximum avant qu’il devienne nécessaire d’évacuer Yambuku.
Traverser la rivière de Cuivre pour se diriger vers les collines ? S’enfoncer encore plus profondément dans la biosphère alors que Yambuku approchait peu à peu du point de rupture ? Avait-elle assez de courage pour ça ?
« À titre personnel, je suis contre, continua Hayes. Je n’ai pas l’autorité pour m’y opposer, mais il y a toujours moyen de trouver une anomalie dans votre équipement et de vous ordonner de rentrer pour réparer ça.
— La combinaison est parfaite, vous l’avez dit vous-même.
— Oh, je pense que Kwame Sen se laisserait convaincre de modifier un graphique ou deux si nécessaire. »
Elle y réfléchit. « Tam, de qui provient l’ordre ? De Degrandpré ?
— Non, il s’est contenté de l’approuver. L’ordre vient de votre superviseur M&P, Avrion Theophilus. »
Theo !
Theo ne laisserait sûrement rien de mal lui arriver.
Elle fit taire ses doutes. « Ne poussons pas Kwame au crime. Je traverserai la rivière.
— Vous en êtes vraiment sûre ?
— Oui. »
Non.
« Eh bien… Je vous envoie trois autres tractibles avec des vivres et de l’équipement. Ils devraient vous rejoindre avant la nuit. Et en ce qui me concerne, je vous rapatrie au moindre petit problème. Quel qu’il soit. Vous n’avez qu’un mot à dire, je me chargerai de la station orbitale. »
Il termina la transmission par : « je garde l’œil sur vous », ce qui lui donna à la fois de la force et un sentiment de fragilité.
Zoé observa l’autre rive, derrière les eaux tranquilles de la rivière de Cuivre. Ses tractibles accusèrent réception des nouvelles instructions de Yambuku en repassant derrière elle puis en avançant sur la piste comme des chiens un peu impatients qu’elle les suive.
Le pont sur la rivière de Cuivre était constitué de rondins assemblés à l’aide de monofilaments à haute élasticité, fixés à chaque extrémité par de longs clous profondément enfoncés dans le sol caillouteux. Une fabrication solide, estima Zoé, mais pas faite pour durer. Les saisons avaient beau être peu marquées sur Isis, la mousson qui arriverait dans quelques semaines ferait enfler la rivière jusqu’à son maximum, et le petit échantillon de mécanique tractible serait emporté et dispersé.
Le pont enjambait la rivière à un endroit où elle était large et peu profonde. Par les interstices entre les lattes, Zoé voyait des roches polies par le courant et des zones plus calmes où fourmillaient et se reproduisaient des créatures qui étaient presque des poissons – elles ressemblaient en fait à des têtards géants. Elle était certaine qu’à cet endroit on pouvait traverser à gué. Quelques-uns de ses tractibles furent d’ailleurs de cet avis et préférèrent affronter l’eau, moins ardue pour leurs pattes fuselées que les rondins disjoints.
Sur l’autre berge, le chemin était moins évident : il n’avait pas été dégagé de façon aussi nette que celui menant au pont. Par nature, les tractibles laissaient peu de traces, et aplatir un carré d’herbe requérait bien plus d’efforts mécaniques que dégager un enchevêtrement de broussailles. Elle devrait désormais progresser avec plus de prudence. La solide membrane de sa combinaison résisterait au déchirement dans des conditions ordinaires, mais pourrait très bien être percée par une pression assez pointue – une lame de couteau appliquée avec force, les griffes d’un grand prédateur ou la chute depuis une hauteur.
Elle ne pensait pas que les couteaux poseraient problème. Quant aux prédateurs, les tractibles et les télésenseurs insectes les surveillaient à sa place. De toute façon, la savane qui s’étendait au sud et à l’ouest constituait un bien meilleur terrain de chasse que ces collines rocheuses. Les dangereux triraptors étaient rares dans la région ; quant aux carnivores plus petits et plus véloces, ils ne dépassaient pas la taille d’un chat domestique et se laissaient facilement effaroucher par quelque chose d’aussi imposant et d’aussi inhabituel qu’un humain. Peut-être était-ce pour cela que la colonie des mineurs s’était développée à cet endroit.