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— Une hypothèse qui pourrait s’avérer dangereuse. »

Hayes était réputé pour passer un grand nombre d’heures à l’état de veille. Le bruit courait même qu’il ne dormait jamais.

Ces derniers temps, cela n’avait été que trop vrai. Il supervisait en personne la majeure partie de l’excursion de Zoé et il avait coordonné la réparation des joints ainsi que le remplacement complet d’une des grandes tours de filtres. Ses nuits duraient en moyenne quatre ou cinq heures et il se réjouissait souvent qu’elles puissent être si longues. Le manque de sommeil le rendait irritable et exacerbait sa sensibilité. Pour la première fois de sa vie, il enviait ses équipiers terriens porteurs de thymostats. Il devait, lui, se contenter de l’équivalent du pauvre : sa force de volonté, soutenue par des boissons riches en caféine.

Il était tard quand il quitta le laboratoire de Dieter Franklin. Presque tout le monde – sauf l’équipe de quart – s’était retiré pour la nuit, durant laquelle la station semblait à la fois trop grande et trop petite. L’écho de ses pas lui revenait comme d’un grand espace, mais c’était un son plat, contenu, celui renvoyé par un espace clos. Chaque allée aboutissait à un cul-de-sac.

Jamais Yambuku n’avait eu l’air si fragile.

Dans sa cabine, ses notes de recherche attendaient qu’il les relise. Il eut la tentation de s’y rendre, mais il restait une dernière tâche, une tâche qu’il avait déjà reportée. Ce kacho M&P terrien était attendu dans la matinée et il lui faudrait un logement. Or l’unique cabine vacante à Yambuku était celle qu’avait occupée Elam Mather.

La vider pour Avrion Theophilus ne présentait aucune difficulté : sur Isis, les possessions personnelles n’avaient rien de substantiel. On disait en guise de plaisanterie que vous y veniez comme vous veniez au monde : nu et terrorisé. Et que vous en partiez de la même façon.

Le départ d’Elam avait été assez différent, mais elle n’avait rien emporté. Il fallait pourtant faire nettoyer les draps et effacer le paramétrage personnel des écrans muraux.

Une tâche simple, mais qui n’avait rien de réjouissant. Et qu’il ne pouvait pas déléguer : il incombait toujours au directeur de la station de débarrasser la cabine d’un défunt. Il s’en était déjà chargé pour Mac Feya. N’importe quel ancien membre d’équipage l’aurait fait de toute façon, c’était l’une des rares coutumes parvenues à s’instaurer au sein du projet Isis.

Il s’introduisit dans la cabine à l’aide de son passe.

La lumière du bureau d’Elam clignota à son entrée. L’écran mural fit de même : une image en direct d’Isis, relayée depuis l’orbite. Était-ce ainsi qu’Elam aimait à s’imaginer, à l’extérieur de la biosphère toxique, au-dessus de tout ça ? Ou avait-elle tout simplement préféré prendre du recul ?

Il éteignit l’écran et reversa les paramétrages personnels d’Elam au fonds commun de la station. Il rassembla et plia les draps, sortit des étagères les vêtements, tous coupés dans ce tissu ultraléger d’uniforme couleur charbon importé de la Terre. Il posa le tout devant la porte où un robot tractible les ramasserait. Après un cycle dans le système d’entretien de Yambuku, le linge d’Elam serait attribué à quelqu’un d’autre : dans un jour ou deux, peut-être dormirait-il lui-même dans ces draps-là.

Enfin, il se servit de son défileur pour accéder à l’espace personnel d’Elam, dans la mémoire de Yambuku. Il avait retrouvé dans celui de Mac une foule de notes diverses auto-adressées, des lettres à expédier chez lui, des notes indéchiffrables. Elam, d’un naturel plus ordonné, n’aurait probablement laissé que des listes, des plannings et des codes d’accès.

Pourtant, en réponse à sa requête d’effacement global, un article muni d’un drapeau rouge s’afficha.

Un message inachevé qu’elle lui avait adressé.

Tam,

Je suis en train de raser les vagues pour aller voir Freeman Li, et je me suis rendu compte que toi et moi n’avions pas vraiment eu l’occasion de discuter, ces derniers temps. On se voit dès mon retour ? En attendant, deux ou trois réflexions personnelles.

Tu te souviens sûrement de ma recommandation d’éviter Zoé Fisher. J’avais peut-être tort (autant pour la valeur de mon conseil maternel). Je conviens qu’elle a quelque chose de spécial, mais il faut bien que tu le comprennes, Tam : c’est précisément ce qui la rend dangereuse. Voire très dangereuse.

Je sais bien qu’on ne peut rien lui reprocher personnellement. Mais il est tout aussi évident que Mécanismes & Personnel l’utilise pour un coup de force compliqué. Dieu sait que ce sont de mauvaises nouvelles pour elle, et peut-être aussi des ennuis pour toi, vu l’intérêt que tu lui portes désormais. Je t’en prie, cesse d’être si naïf ! Le Trust se sert de gens comme Zoé Fisher de la même manière que toi ou moi nous servons de papier hygiénique. Seule la distance nous protège, ici, et elle risque de ne plus nous protéger bien longtemps. Isis est une propriété du Trust, pas une république. Ne l’oublie jamais.

Tout à coup, cet Avrion Theophilus figure sur le manifeste d’une cargaison venue de la Terre. Ça fait partie d’un plan, ou pire, c’est un plan qui a mal tourné. Méfie-toi de lui, Tam. Les Familles des Trusts n’expédieraient jamais un cousin aussi raffiné dans un voyage aussi dangereux si les enjeux n’étaient très, très importants. Peut-être veut-il seulement s’assurer de la réussite de Zoé, vérifier que l’équipement d’excursion fonctionne comme prévu. Même si c’est le cas, ça veut dire qu’il y a sûrement des gens tout aussi puissants qui veulent qu’elle échoue.

Mais je ne t’ai pas encore raconté le plus inquiétant : je crois que quelqu’un a trafiqué l’équipement sanguin de Zoé.

La nuit dernière, vers une heure du matin, je l’ai trouvée dans la soute. Elle se croyait seule et elle pleurait. Des larmes de bébé, qui sortaient toutes seules et sans un bruit, tu vois ce que je veux dire. Quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, elle a rougi et marmonné une histoire de cauchemar. Ce qui m’a frappée, c’est la façon plus ou moins désinvolte dont elle a dit ça, pour que je la laisse tranquille, bien sûr, mais avec en même temps une espèce de franchise, comme si pour elle un cauchemar était inédit, une expérience qu’elle ne connaissait que par les livres. Ce qui pourrait bien être le cas, étant donné ses origines M&P.

Tu ne trouves pas bizarre qu’un bébé-éprouvette hautement régulé tel que Zoé Fisher se mette tout à coup à souffrir de cauchemars ? (Ou à tomber amoureuse, tant qu’on y est.)

Je l’ai calmée et envoyée se coucher, puis je suis allée réveiller Shel Kyne. C’est un médecin compétent mais irrémédiablement terrien : il ne s’est même pas demandé pourquoi je lui posais toutes ces questions sur l’équipement sanguin de Zoé. Il s’est contenté de sortir ses graphiques et de râler à cause de l’heure, même s’il était content qu’on le consulte. (Je ne sais pas comment ça se passe chez vous à l’Épine Rouge, mais dans le clan des Cavaliers, la divulgation sans mandat de renseignements médicaux est un motif de privation pure et simple des droits civiques. Ah, ces Terriens !)

J’ai d’abord voulu savoir si une instabilité émotionnelle était symptomatique d’un défaut du thymostat.

Indubitablement, m’a répondu Shel, même si un déséquilibre thymostatique se détectait difficilement au début, la volubilité émotionnelle ne se manifestant en général pas avant plusieurs semaines voire plusieurs mois après l’arrêt du thymostat.