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Quand il se retourna vers Mavrovik, celui-ci avait ouvert les yeux. Ses pupilles étaient dilatées au maximum. Suant dans son capuchon, Nefford consulta les signes vitaux essentiels du patient et obtint un relevé décourageant. Œdème grave, hémorragie interne associée à un ramollissement catastrophique des tissus, nécrose des reins, foie de plus en plus faible, pouls erratique, pression sanguine si incertaine que même les robots hémostatiques peinaient à maintenir un chiffre acceptable. Autrement dit, Mavrovik était en train de mourir. À toute vitesse.

Kinsolving se recula et les bras de son tractible perdirent toute tonicité lorsqu’il se dégagea du capuchon du télésenseur. « Faites ce que vous pouvez pour lui, dit-il d’une voix éteinte. Je vais parler à Degrandpré. »

Plutôt vous que moi, songea Nefford.

Il s’appropria la totalité des fonctions de soutien vital tandis que le télésenseur médical de Kinsolving se taisait.

Pour l’instant, Mavrovik était dans un état stable. Cela ne durerait pas : Nefford ne disposait d’aucun traitement efficace contre cette maladie inconnue, rien que des palliatifs, des sacs de sang artificiel frais et des nanobactéries coagulantes pour refermer les principales lésions internes. Tout cela n’aurait aucune utilité sur le long terme. Mavrovik était dévoré par une entité que Nefford ne pouvait même pas nommer, une entité qui lui causerait très bientôt des dégâts irréparables au cœur et au cerveau. Alors ce serait la fin.

Comme s’il avait capté ses pensées, le pilote eut un sursaut et se cabra dans ses sangles. Nefford tressaillit. Fort heureusement, son télésenseur ne tenait pas compte des impulsions autonomes hâtives, sans quoi il aurait risqué d’arracher une intraveineuse. Je dois vraiment lui sembler bizarre, se dit Nefford, avec ma tête de robot, ce crâne de vache chromé qui l’observe de ses lentilles vermeilles. Mais Mavrovik avait refermé les yeux. Ses lèvres remuaient, mais il parlait à quelqu’un qui n’était pas là.

« Qui êtes-vous ? » s’enquit-il faiblement, la gorge encombrée de caillots de sang.

« Restez calme », conseilla Nefford. Sa voix était relayée avec une fidélité parfaite par le télésenseur. Au moins, cette partie-là de son comportement au chevet d’un malade n’était-elle pas modifiée. Il ajouta un tranquillisant dans le bouillon de produits chimiques perfusé au pilote.

Mais Mavrovik refusait de se tenir tranquille. « Regardez-les ! » Ses lèvres étaient tachées de sang. « Regardez-les !

— Calmez-vous, M. Mavrovik. Ne parlez pas. Gardez vos forces.

— Ils sont si nombreux, si nombreux… »

Nefford soupira et resserra les sangles. Cela pouvait être, cela devait être la crise ultime de Mavrovik. Il augmenta le flot des opiacées.

« Ils parlent, ils parlent tous ensemble… »

Corbus Nefford se retrouvait en présence d’un agonisant pour la première fois depuis son apprentissage médical, à Paris. La mort, c’était le travail des hospices, celui des médecins pour paysans, pas celui d’un praticien des Familles. Il avait oublié à quel point cela pouvait être épuisant. Il releva la paupière gauche de Mavrovik, s’attendant à trouver la pupille fixe et dilatée. Au contraire, elle se contracta aussitôt exposée à la lumière. Puis l’œil droit du pilote s’ouvrit et il fixa soudain Nefford avec une lucidité effrayante.

« Il faut que vous compreniez », dit Mavrovik. Il criait les mots à travers un entrelacs d’expectorations sanglantes. On dirait un mort qui parle, pensa Nefford. De fait, c’était presque le cas. « Il y en a des milliers. Des centaines de milliers. Ils parlent entre eux. Ils me parlent ! »

Nefford se sentit pris au piège par la gravité de cette déclaration. Il avait conscience de la pression vasculaire en chute libre de son patient, du collapsus massif et généralisé auquel allait aboutir l’hémorragie des capillaires affaiblis par la maladie. Le visage de Mavrovik était marbré de bleu et de noir, comme si on l’avait frappé à coups de bâton. Le blanc de ses yeux était injecté d’écarlate. L’hémorragie a dû s’étendre au cerveau, songea Nefford, il ne peut donc rien dire de vraiment sensé. Il s’entendit pourtant demander : « Des milliers de quoi, M. Mavrovik ?

— De mondes », dit Mavrovik, tout bas maintenant, comme à lui-même.

Bien entendu, Corbus Nefford ne croyait pas aux fantômes. C’était un technicien des Familles – un savant, à sa façon. Seuls le bas-peuple et les paysans avaient peur des fantômes ou des esprits. Nefford, lui, ne craignait que les Trusts. Il avait vu les dommages que ceux-ci pouvaient infliger.

Il se surprit néanmoins à observer le mourant avec un sentiment proche de la terreur superstitieuse.

Mavrovik éclata de rire – un bruit horrible accompagné de bulles de liquide rose. Les aspirateurs robotisés dégagèrent sa bouche et sa gorge. Ses bras se tendirent dans les sangles, comme s’il voulait les lever, agripper Nefford – le télésenseur de Nefford – pour l’approcher de lui.

Quelle pensée horrible !

« Nous sommes leurs orphelins ! » expliqua Mavrovik.

Ce furent ses derniers mots.

Raman mourut, plus calmement, à peu près au même moment. Après ces décès, la salle de quarantaine retrouva un certain calme, même si une activité frénétique s’y déroulait encore : le prélèvement des échantillons de sang et de tissus, le confinement des corps, l’émission périodique de nuages de stérilisants liquides et gazeux.

Une fois le cadavre de Mavrovik enfin ensaché et emporté, Nefford se permit une grande inspiration. Il fit reculer son télésenseur qu’il rangea dans son box, et retira le capuchon.

Il avait manipulé si longtemps le télésenseur que son corps lui sembla maladroit, différent. Il avait sué en abondance : ses vêtements étaient trempés et sa propre puanteur lui arracha une grimace. Il ne désirait rien de plus qu’un grand verre d’eau et un bain chaud. Il avait raté le petit déjeuner et la faim aurait probablement dû le tenailler, mais l’idée même de nourriture lui soulevait le cœur.

Il rejoignit Kinsolving près de la porte de la cloison étanche. « Avez-vous parlé à Degrandpré ? lui demanda Nefford.

— J’ai bipé son défileur…

— Bipé son défileur ? » Un tel événement exigeait une réunion en tête-à-tête. Nefford s’en serait chargé lui-même s’il n’avait pas été si occupé avec Mavrovik.

« Le Directeur Degrandpré était déjà informé de l’urgence. J’ai sollicité un entretien. Mais il avait déjà donné des ordres pour étendre le périmètre de la quarantaine. » Kinsolving parlait d’une voix humble, comme s’il s’attendait à être battu pour avoir livré cette information.

« Étendre le périmètre ? Je ne comprends pas.

— La quarantaine s’étend désormais jusqu’aux sas de la cloison étanche. Tout ce module est hermétiquement scellé. » Kinsolving courba la tête. « Personne n’est autorisé à sortir jusqu’à nouvel ordre. Même pas nous. »

Quinze

Ses rêves étaient très mauvais.

La pluie tambourinait en rafales sur l’abri de polyplex. Les bourrasques de vent semaient la confusion parmi les tractibles de soutien, qui réveillaient Zoé à intervalles réguliers parce qu’ils confondaient les coups de fouet du vent avec le mouvement d’un prédateur fantomatique. Zoé entrait et sortait d’un sommeil superficiel.

Elle était encore seule, bien entendu, aussi seule que le premier dipneuste sorti de l’océan. Cela n’aurait pas dû poser de problèmes. Après tout, les premiers humains à s’aventurer dans les récifs du système solaire pour aller gâcher leur vie dans de sombres cavernes de glaces… eux aussi s’étaient retrouvés seuls.