Mais chacun vivait la solitude à sa manière.
Zoé avait constaté que certains la recherchaient alors que d’autres la fuyaient. Sur Terre, où personne n’était jamais vraiment seul, on avait tendance à projeter tout un spectre de peurs et d’espoirs sur ce vide inaccessible, ce vide plein de moi. Il signifiait la liberté, l’impudence, ou l’absolution, ou simplement la perte de toute direction.
Fantasmes.
Être seule, pensa Zoé, c’est écouter cette pluie frapper la mince membrane qui me sépare de la nature toxique. Être seule, cela veut dire des souvenirs devenus cauchemars.
Dans ses rêves, elle était à Téhéran.
Les docteurs du Trust lui avaient certifié que ces souvenirs avaient été enterrés et qu’elle n’aurait plus à s’en soucier. Mais ce qui s’était détraqué en elle semblait leur avoir lâché la bride. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, d’affreuses images revenaient en grondant.
La crèche-orphelinat, un donjon en parpaings, s’étalait sur plusieurs acres de gravier huileux que clôturait du fil de verre létal. Comme la plupart des crèches éparpillées en Asie et en Europe par des œuvres de bienfaisance, c’était un vestige du siècle des épidémies. Sans doute un projet humanitaire, à l’époque, une des grandes Œuvres Sociales des premiers Trusts, devenu désormais à peine mieux qu’un dépôt pour les bordels d’État. Ses gestionnaires résidents avaient récemment compris comment augmenter leurs profits personnels en louant au public ceux dont ils avaient la charge. Au public, ou du moins à ceux trop pauvres ou trop malades pour fréquenter les centres de plaisir officiels.
Seulement, les pensionnaires du Collectif d’Éducation du Quadrilatère Ouest de Téhéran comme le proclamait le panneau au-dessus de la porte – ne bénéficiaient d’aucune supervision médicale, contrairement au plus modeste des bordels officiels. Il manquait aussi ce filtrage soigneux des clients, pour l’essentiel des travailleurs manuels employés par les usines locales que les Trusts possédaient autour de la cité.
Affamées, perdues, Zoé et son oothèque de sœurs génétiquement identiques – Francesca, Poe, Avita et Lin – étaient arrivées par transport cargo orbital de leur crèche de naissance. Au début, l’infirmière, qui ne parlait que le farsi, les avait nourries de soupes de protéines et habillées de blouses peu élégantes mais chaudes, tout en supportant sans broncher leurs revendications de retour à la maison. Mais au bout d’un jour ou deux, on les avait transférées dans les dortoirs.
Et l’horreur avait commencé.
Le souvenir balaya les rêves de Zoé tel un grand vent d’hiver.
Tout le monde était utilisé, et tout le monde mourait.
Francesca fut la première. Une fièvre ravagea son corps pendant cinq longues journées de février, jusqu’à ce qu’elle se tourne vers le mur de parpaings et cesse tout bonnement de respirer.
Ce n’est pas normal, se souvint avoir pensé Zoé. Nous sommes faites pour aller dans les étoiles. Ce n’est pas normal.
Poe et Lin moururent ensemble lorsqu’une violente épidémie d’hémorragies – peut-être bien Brazzaville 3, comme le disaient les infirmières – dévasta les dortoirs. Dans son désespoir, Zoé n’avait pas vraiment été affectée par la perte de ses trois sœurs. Elle s’était égoïstement réjouie que la peur de la contagion ait réduit la clientèle du bordel. Mais l’approvisionnement en nourriture avait hélas diminué, lui aussi, ce qui n’avait rien de réjouissant. Des bruits de quarantaine circulaient ; tout le quartier ouest de la cité resta quasiment désert pendant six mois.
Mais l’épidémie finit par passer. Zoé et Avita comptaient parmi les âmes que la moisson n’avait pas emportées.
Zoé, qui s’était rapprochée de la sœur qui lui restait, fut d’autant plus affligée quand Avita mourut, presque par hasard, d’une maladie quelconque provoquée par la malnutrition et le manque de soins. Elle est mon miroir, avait pensé Zoé en gardant les yeux fixés sur le cadavre de sa sœur durant les longues heures qui avaient précédé l’arrivée de l’équipe d’hygiène. Quand je mourrai, s’était-elle dit – et elle s’imaginait que ce n’était, au plus, qu’une question de mois – quand je mourrai, voilà à quoi je ressemblerai. À une tendre statue d’argile, pâle, brillante et indifférente.
Avita lui manquait, et Francesca et Lin et Poe. Les autres pensionnaires se montraient généralement cruelles avec elle et les gardiens, derrière leurs masques blancs, la méprisaient avec nonchalance. Elle s’était alors dit que la mort ne devait pas être si terrible, qu’elle ne pouvait pas être pire que de continuer à vivre entre ces murs.
Puis Theo était venu à Téhéran.
Il s’était produit quelque chose, quelque chose de politique, dans les Grandes Familles. Elle se souvenait avoir vu Avrion Theophilus à la crèche. Il venait une fois par mois surveiller les oothèques et accordait plus d’attention aux cinq petites sœurs qu’aux autres. Il caressait souvent les cheveux de Zoé tandis que les nounous courbaient la tête devant lui et que les tractibles à l’esprit lent lui servaient thé et gâteaux, qu’il partageait avec elles. Il avait toujours eu l’air resplendissant dans son uniforme noir, même à Téhéran où il avait semblé plus sombre, plus furieux : il avait crié sa colère aux responsables de l’orphelinat qui s’enfuyaient à son approche et maudit les obscénités du dortoir, les douches glaciales et les chambres de rendez-vous aux couvertures grossières et crasseuses.
Il avait serré Zoé dans ses bras – pas trop fort, car elle était devenue très fragile. Son uniforme, contre la joue de Zoé, sentait le linge propre, la lessive et le repassage à la vapeur.
Elle avait pensé à lui comme à une espèce de roi ou de prince. Ce qu’il n’était pas, bien sûr : il n’appartenait qu’à la périphérie des Familles, le cousin d’un neveu d’un cousin. Ce n’était qu’un haut fonctionnaire de la branche Mécanismes & Personnel des Trusts. Un Theophilus, non un Melloch, un Quantrill ou un Mitsubishi. Mais peu importait. Il était venu la chercher. Trop tard pour Poe ou Lin ou Avita ou Francesca. Mais pas pour Zoé.
« L’une de mes petites filles a survécu », avait-il murmuré en l’emportant dans une clinique mobile des Services Humains. « L’une de mes petites filles a survécu. »
Quand il avait essayé de la tendre à un médecin, elle s’était accrochée si fort à lui qu’il avait fallu lui administrer un sédatif.
Zoé s’éveilla en sursaut, engourdie de terreur. Il y avait eu un bruit… Mais ce n’était que le crépitement d’un éclair qui rebondissait entre les pics des montagnes de Cuivre. Autour de son bivouac, la pluie s’était adoucie en crachin.
Une lumière faible pénétrait dans l’abri de polyplex. L’aube.
Elle se sentait lasse, avec les jambes en coton. Elle ouvrit l’abri et sortit sous la pluie. L’eau drapait les affleurements de granit et trempait les feuilles des plantes en forme d’ajoncs qui poussaient au fond des cicatrices glaciaires. Les tractibles qui servaient de bêtes de somme titubaient dans le campement avec une démarche comique. Leurs pattes trouvaient peu de prise dans l’humidité et ils repliaient de temps en temps leurs membres pour s’asseoir comme des chiens fatigués.
Des bourrasques précipitaient des tourbillons de nuages contre les montagnes. La forêt fumait.
Elle se pencha sur l’un des tractibles et choisit dans son magasin un distributeur de rations qu’elle emmena à l’abri. La pluie avait couvert sa combinaison de gouttelettes. Elle souffrait de démangeaisons. La membrane la gardait propre, charriait même les cellules de peau morte à sa surface et s’en débarrassait sous forme de poussière stérile. Pourtant, elle la démangeait. Des démangeaisons intermittentes, confinées à ses côtes et à ses cuisses, qui ne la handicapaient pas vraiment… pour l’instant. Si elles s’aggravaient… eh bien, il arrivait que des gens se griffent jusqu’au sang pour se soulager. Solution qui, dans les circonstances présentes, ne semblait pas opportune. Vraiment pas.