Выбрать главу

Se nourrir constituait une vraie corvée. Elle attacha le tube de rations au masque facial. Un passage stérile s’ouvrit alors, avec une lenteur insupportable, entre sa bouche et la nourriture. Elle pressa le tube entre ses doigts et la pâte nutritive coula sur sa langue, une pâte extrêmement peu appétissante dont l’absence de texture évoquait invariablement la boue, et en quantité insuffisante pour lui donner l’impression d’avoir mangé.

Les rations avaient par ailleurs tendance à transiter rapidement dans son corps – un autre problème tout aussi ennuyeux et désagréable.

Quand elle eut terminé, le ciel commençait à se dégager, mais le vent soufflait à nouveau en rafales. Il poussait sur le tissu de polyplex et rendait sans doute la vie difficile aux robots et aux télésenseurs.

Elle pensa à appeler Yambuku. C’était l’heure de son rapport.

Elle pensa à Theo, à la façon dont il l’avait sauvée de l’orphelinat, aux souvenirs qui avaient dégringolé dans ses rêves comme une vitre brisée…

Et à la terreur inexplicable qu’il lui inspirait.

Elle prit contact avec Yambuku pour sa mise à jour quotidienne et échangea quelques mots avec Cai Connor, qui était de permanence à la console d’excursion. Rien de neuf et rester sur place : les vents diminueraient durant la nuit, ce qui lui permettrait d’effectuer la reconnaissance de la colonie des mineurs avant de rentrer.

Très bien, mais cela la laissait sans occupation sinon surveiller ses indicateurs, observer les cumulus qui au loin se tordaient contre les pics, et tester le fonctionnement des tractibles-bêtes de somme.

Elle n’était pas pressée d’affronter une autre nuit obscure.

Cet après-midi là, Tam Hayes la contacta grâce à une transmission à faisceau étroit. Étrange. L’antenne à faisceau étroit était la redondance ultime. Elle ne transmettait que sur la ligne de visée et sur une bande passante étroite. Une communication malcommode et uniquement vocale, semblable aux lignes téléphoniques des anciens temps.

« Ceci doit rester entre nous, commença-t-il. Il n’y a pas d’oreille indiscrète qui traîne, et rien de ce que nous dirons n’ira dans la mémoire de la station. Vous êtes en lieu sûr, Zoé ? Je suis au terminal de la navette, je ne vous vois pas par télésenseur.

— Je suis assise dans l’abri, j’attends que le vent tombe.

— Très bien. Il faut qu’on discute de plein de choses.

— Allez-y. »

Il commença par lui lire le message d’Elam Mather.

Zoé avait déjà nourri quelques soupçons. Au sujet de son thymostat, du moins. « Mais il devait marcher quand j’ai quitté Phénix. La surveillance médicale y était très stricte. »

Elle pensa à Anna Chopra, la doctoresse terrienne chargée de sa santé tout au long des mois qui avaient précédé le lancement. Une femme élancée à la chevelure grise, une fonctionnaire originaire de Djarkarta et qui n’appartenait pas aux Familles, croyait-elle se souvenir. Sévère, peu prolixe et très dévouée.

« Peut-être un acte de sabotage, suggéra Hayes. Un épisode de la guéguerre que se livrent les Familles. »

Possible, mais les Familles avaient rarement des querelles si subtiles. La thèse de l’accident paraissait plus plausible.

« Le fait est que vous ne devriez pas vous trouver dehors toute seule avec un thymostat HS, continua Hayes.

— Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, le canal habituel suffisait.

— J’ai pensé que vous préféreriez éviter de mettre ça sur la place publique.

— Autrement dit, vous pensez que je voudrais peut-être rester comme ça. Non régulée. Comme une femme kuiper. »

Il laissa un silence s’installer entre eux. « Oui, peut-être, dit-il enfin. Mais c’est à vous de décider, bien sûr. »

À moi de décider, pensa-t-elle. À moi de choisir.

Mais cela soulevait trop de questions. Le thymostat régulait la personnalité : suis-je la même personne qu’il y a trois mois ?

C’est si difficile de s’examiner soi-même, songea Zoé, de se peser, de rendre un jugement. Elle se sentait à la fois mieux et moins bien qu’avant. « Vous avez bien dû vous douter de quelque chose, dit-elle à Hayes.

— Ça m’est arrivé, mais je suis de l’Épine Rouge : nous ne portons pas de thymostat et je n’ai jamais su à quoi m’en tenir avec ceux qui en portent. Elam avait séjourné sur Terre, elle s’y connaissait mieux.

— Il y a plusieurs sortes de thymostats, Tam. Ils servent en général à réguler l’humeur, mais le mien ne se limitait pas à cela. Il supprimait les souvenirs déplaisants. Il supplantait les pulsions sexuelles et en redirigeait l’énergie sur mon travail.

— Mais vous fonctionnez sans lui. »

Elle se souvint que personne ne l’entendait. Personne sinon Tam. « Je me sens perpétuellement sur les nerfs. Je dors mal. J’ai des sautes d’humeur. Parfois, toute cette sortie me semble futile et dangereuse. Parfois… j’ai peur. »

Une autre pause prolongée. Le vent secoua l’abri.

« Zoé, nous avons des réserves de fournitures médicales. Nous pouvons vous retaper.

— Non, je ne veux pas.

— Vous en êtes certaine ?

— Je ne suis sûre de rien. Mais je ne veux pas redevenir… ce que j’étais. »

Ce que j’étais pour Theo. Ce que j’étais pour les Trusts.

« Je vais faire tout mon possible pour que cela ne s’ébruite pas, dit Hayes. Mais il y a toujours le risque qu’Avrion Theophilus regarde votre télémesure et découvre tout seul le pot aux roses. »

Ça vaut mieux que de le voir en personne, pensa Zoé. Un seul coup d’œil sur moi et il saurait. Il le lirait dans mes yeux.

« En tout cas, vous n’êtes pas en état de passer encore une journée sur le terrain. Je veux que vous rentriez, que je puisse prendre soin de vous.

— Non, répliqua Zoé. Je ferais mieux de continuer.

— Il n’y a pas que le thymostat. Je veux que vous soyez là au cas où nous serions obligés d’évacuer.

— Évacuer Yambuku ? Cela va si mal que ça, Tam ?

— Les choses évoluent vite. »

Il lui décrivit les problèmes en série dans les piles de filtres et les pannes en cascade des joints d’étanchéité. Tout se désagrège, se dit Zoé. Tout tombe en morceaux. « Donnez-moi un jour pour y réfléchir.

— C’est un jour de plus à prendre des risques.

— Tout ce que nous faisons ici en comporte, Tam. Donnez-moi un jour.

— Vous n’avez rien à prouver.

— Rien qu’un jour. »

Un nouveau torrent de pluie frappa l’abri. Elle songea aux tractibles dehors, accroupis et misérables. Les tractibles pouvaient-ils se sentir misérables ? Leurs joints d’étanchéité les faisaient-ils souffrir par temps froid ?

« Zoé, j’ai une alerte ici. Nous en reparlerons. »

Bientôt, espéra-t-elle. Sans sa voix, elle se sentait deux fois plus seule.

Les bourrasques s’apaisèrent au cours de la journée et furent remplacées par une brise fraîche venue de l’ouest. Du cœur protégé de Yambuku, Zoé avait vu tout l’éventail de la météorologie isienne, mais il fallait être à l’extérieur – exposé aux éléments – pour apprécier la substance du temps, ses humeurs et ses subtilités.