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À moins que la panne de son thymostat ne l’ait rendue plus sensible.

Plus vulnérable.

Était-ce ainsi que les masses humaines non régulées ressentaient le monde ? Où qu’elle posât le regard, Zoé avait l’impression de trouver une ombre, un écho d’elle-même. Dans le balancement des arbres, dans l’eau de pluie qui tombait en cascade de feuille en feuille, dans la lumière filtrée par les nuages qui se posait sur les ajoncs et le scintillement du mica sur les vieux rochers. Partout, des miroirs.

Nous ne naissons pas avec une âme, pensa Zoé, elle nous envahit de l’extérieur, elle nous fabrique d’ombre et de lumière, de midi et de minuit.

Elle se demanda si Theo était déjà arrivé de la station orbitale, s’il était déjà en cours de décontamination à Yambuku.

Theo avait-il une âme ? Une âme avait-elle jamais colonisé le corps parfait d’Avrion Theophilus ?

Elle consacra le long après-midi à une reconnaissance du périmètre, poussant jusqu’à moins d’un kilomètre de la colonie des mineurs, sans en voir un seul. Elle évita leurs terrains funéraires et les zones où ils avaient l’habitude de fourrager. Elle ne voulait pas leur faire peur ; peut-être simplement laisser une trace de son odeur, de sa présence.

Zoé rentra au camp bien avant le coucher du soleil, suivie de son escorte de machines en forme d’araignées. Elles étaient tachées de boue et de pollen jaune. L’une d’entre elles restait à la traîne. Elle boitait.

Installée pour la nuit dans son abri, elle passa en revue sa télémesure médicale sur son affichage cornéen, puis, pour soulager ses diverses douleurs et démangeaisons, se fit délivrer un analgésique par le tractible qui transportait la pharmacie.

Issues des feux de forêt loin à l’ouest, de nombreuses particules flottaient dans l’air, allongeant le crépuscule et l’affublant de couleurs criardes. Zoé saisit quelques notes dans son journal d’excursion, eut un contact de routine avec Yambuku et, une fois de plus, tenta de trouver le sommeil.

Une alarme l’en tira juste après minuit. La voix de Tam retentit dans son oreille alors qu’elle s’asseyait, désorientée, dans l’obscurité : « Zoé ?

— Oui, je suis là, laissez-moi le temps de trouver une lampe… » Elle dénicha et activa la minuscule cellule photoélectrique qui se trouvait à côté de sa couche. Un dispositif surnommé « lampe luciole » à cause de la quantité de lumière qu’il procurait.

Hayes continua : « Nous avons des avis de défaillance majeure sur cinq de vos tractibles : deux des bêtes de somme et trois des surveillants de périmètre.

— Ils ont été attaqués ?

— On dirait plutôt des problèmes mécaniques, mais je trouve la coïncidence un peu grosse. Je me fais du souci pour votre niveau de protection.

— Des défaillances matérielles ? Vous en êtes sûr ?

— Des histoires d’écrous et de boulons.

— Je vais chercher la trousse à outils et brancher quelques lampes de terrain. Où sont les tractibles ?

— Sur le pas de votre porte. Nous les avons rassemblés dès qu’ils se sont plaints. Nous obtenons aussi une télémesure bizarre de la part de vos autres surveillants.

— De la compagnie ?

— Difficile à dire. Rien de gros. Nous avons des télésenseurs qui couvrent les robots. Mais soyez prudente. »

Dehors, l’air était vif et humide. Quelques étoiles ornaient le ciel. Celle qui n’avait l’air de rien, là-haut dans le quadrant nord, c’était Sol, si Zoé se souvenait bien des constellations isiennes. Cronos chevauchait l’horizon embrumé.

Les lumières du camp s’allumèrent, l’aveuglant quelques secondes. Elle prit une profonde inspiration. Si le filtre de sa combinaison stérilisait l’air ambiant, il ne le réchauffait pas. Le souffle d’Isis lui rafraîchit la gorge.

Elle récupéra une trousse à outils sur un des tractibles endommagés et passa en revue les indicateurs de la machine. Son affichage cornéen lui lista les nombreux dysfonctionnements des joints. Un problème de lubrification, peut-être ? Elle désassembla un connecteur à rotule et le trouva encrassé par ce qui ressemblait à une vase jaune moutarde.

« Un truc s’est introduit dans le joint, informa-t-elle Hayes. Un truc biologique. Ça doit bouffer les téflons. »

Elle n’eut pas de réponse immédiate. Elle essuya le joint avec un tissu absorbant avant de le remettre en place. Elle ne pouvait guère procéder qu’à une réparation de fortune, mais peut-être parviendrait-elle à retaper suffisamment un ou deux tractibles pour rentrer à Yambuku avec l’essentiel de son équipement.

« Attention, Zoé ! »

Elle leva aussitôt les yeux.

Les lampes projetaient tout autour d’elle un rayonnement d’un blanc éclatant, une lueur qui s’évanouissait dans la forêt derrière la prairie. Elle s’abrita les yeux et parcourut le périmètre du regard. Des formes qu’elle reconnut se dissocièrent des ténèbres.

Des mineurs entouraient la clairière.

Ils se tenaient debout à la lisière, à environ cinq mètres les uns des autres. Il y en avait une vingtaine, certains à quatre pattes, d’autres dressés sur leur paire postérieure. Quelques-uns étaient armés d’épieux durcis au feu. Leurs yeux noirs étincelaient dans la lumière crue.

La peur fut sa première réaction. Son pouls bondit et la sueur envahit ses paumes. Il s’agissait d’animaux, après tout. Comme ces lions qu’elle avait vus autrefois dans une réserve des Trusts, mais en plus grand et en bien plus étrange. Rusés, imprévisibles. Le soupçon d’intelligence qui les avait presque fait ressembler à des humains devenait beaucoup moins engageant dans cette obscurité et ce vent. Il y avait certainement de l’intelligence en eux, mais entourée d’une multitude d’instincts purement isiens et totalement impénétrables.

Dieu merci, ils ne s’approchaient pas. Peut-être les lumières du camp les avaient-elles attirés. (Et si ces lampes tombaient en panne ? Si d’autres défaillances lâchaient sur ses épaules tout le poids de l’obscurité ?)

À moins que ces craintes ne soient que le résultat du dysfonctionnement de son thymostat. Les systèmes tombent en panne, songea Zoé, à l’intérieur comme à l’extérieur. Mais j’étais faite pour ça. J’étais faite pour ça. Ils ont conscience de ma présence, maintenant, de même que j’ai conscience de la leur. Nous nous voyons.

La voix de Hayes fit irruption dans son oreille. « Ne bougez pas, Zoé, nous allons envoyer l’un des tractibles survivants dans la forêt pour essayer de détourner leur attention. Nous avons des télésenseurs à proximité mais nous avons du mal à les garder en vol, à cause du vent.

— Non. Non, Tam, ne faites pas ça.

— Pardon ?

— Ils ne sont pas hostiles.

— Vous n’avez aucun moyen de le savoir.

— Ils ne m’attaquent pas. Et puis il fallait bien que quelque chose de ce genre se produise tôt ou tard.

— Mais pas ce soir. Et vous rentrez demain.

— Tam, je n’aurais peut-être plus jamais une telle occasion. C’est leur première vraie rencontre avec un être humain. Ils vont sans doute m’observer un peu et puis ils en auront assez. Gardez les tractibles qui le peuvent prêts à intervenir, mais n’en faites pas des ennemis.

— Je ne proposais pas de les massacrer, Zoé. Juste…

— Attendez. »

Un mouvement sur le périmètre. Zoé tourna la tête. L’un des mineurs était sorti du rang. Il marchait sur deux pattes, les membres antérieurs levés, sur le qui-vive. Il tenait une grosse branche dans une main. Il se rapprocha de l’abri en polyplex et elle reconnut les moustaches qui entouraient le museau de l’animal. « C’est Grand-Père !