Jeune femme, se dit-il, ceci est le dernier de vos soucis. Il nota son objection et la congédia.
Il n’y avait rien que les Familles aient besoin de savoir, du moins dans l’immédiat. Les Trusts redoutaient par-dessus tout les conséquences de l’importation d’un agent pathogène isien sur Terre. Qu’on les avertisse, et ils seraient bien capables d’imposer une quarantaine étendue… voire de refuser l’appontage à un module Higgs revenant d’Isis et de laisser les survivants dériver dans l’espace jusqu’à ce qu’ils meurent de faim.
La perspective de devenir un nouveau planétésimal gelé enseveli dans une espèce de corps kuiper artificiel, un mausolée cométaire orbitant sans fin autour du soleil, n’enchantait guère Degrandpré.
Il s’entretint par vidéo avec Corbus Nefford.
La peur avait de toute évidence pris possession du médecin-chef de la station. Des taches de sueur maculaient son uniforme, il avait le visage pâle et terreux, et ses yeux restaient écarquillés en permanence. Son thymostat doit être poussé aux limites, songea Degrandpré, et synthétiser des molécules régulatrices à tout va.
« Me confiner ici à un moment pareil est d’une absurdité sans nom, soutint Nefford.
— Je n’en doute pas, Corbus, mais c’est la procédure spécifiée dans les protocoles d’endiguement.
— Des protocoles écrits par des théoriciens pédants qui ne comprennent apparemment rien à…
— Des protocoles écrits par les Trusts. Surveillez vos paroles, Docteur. »
Les sourcils et les lèvres étroits de Nefford se contractèrent avec irritation, comme si, pensa Degrandpré, quelqu’un avait resserré des points de suture. L’ancien médecin-chef de la station semblait au bord des larmes, ce qui n’augurait rien de bon. « Vous ne comprenez pas. Ils sont morts si vite.
— Ils sont morts à l’intérieur de la quarantaine, non ?
— Oui, mais…
— Dans ce cas, vous êtes en sécurité.
— Tout ce que je veux, c’est mettre un peu de distance entre moi et la contamination. C’est si déraisonnable ? J’ai cru comprendre que tout le monde se rassemblait près des jardins. Pourquoi dispose-t-on ainsi de moi ?
— La décision ne vous appartient pas, Docteur.
— J’ai travaillé toute ma vie en milieu propre. Je suis un médecin des Familles ! Je maintiens la santé ! Je ne pratique jamais d’autopsies ! Je ne suis pas habitué à ce degré de, de… »
Nefford s’interrompit pour s’essuyer le front avec sa manche. Le médecin-chef était malade.
Malade de peur.
Disons que c’est de la peur, pensa Degrandpré. Pour une fois, il enviait la foi bornée de son père, qui pouvait invoquer un prophète dans ses prières. Il n’y avait ici ni prophète, ni Mecque, ni Jérusalem. Pas de paradis ni de pardon, pas de marge d’erreur. Rien qu’un démon. Et le démon était fécond, le démon était vivant.
Dix-sept
L’évacuation de Marburg prit un jour et demi.
La station était située dans les profondeurs de la forêt tempérée, sur le petit continent boréal. À l’instar de sa jumelle Yambuku, un périmètre dégagé l’entourait, et des couches de risque biologique croissant enveloppaient son cœur rigoureusement stérile. Des tractibles de maintenance récuraient chaque jour ses parois extérieures, biologiquement chaudes – du moins quand ils ne souffraient pas de dysfonctionnements, ce qui se produisait de plus en plus fréquemment ; les machines en manque d’entretien s’entassaient et des films bactériens avaient compromis le fonctionnement de trois des sas de sortie. Quand des signes de faiblesses similaires apparurent sur les joints du dock de la navette, le responsable de la station, un virologue du clan Shoe nommé Weber, ordonna une évacuation générale.
Ordre qui ne fut pas très bien accueilli par la station orbitale. La navette de Marburg serait apparemment routée sur un terminal secondaire qu’on équipait pour une quarantaine prolongée. Weber attribua ce comportement à la paranoïa terrienne, tout en craignant qu’il ne cache quelque chose de bien plus grave.
Pas question pour autant de retarder l’évacuation. Weber adorait Isis et s’était beaucoup investi pour la rendre prospère. Mais il savait se montrer réaliste. S’il repoussait l’évacuation, les gens commenceraient à mourir.
La station océanique s’était déjà effondrée. La station polaire, ancrée sur la calotte glaciaire septentrionale, ne signalait aucun problème significatif et continuait son travail quotidien.
Quant à Yambuku, la panne totale la guettait.
Avrion Theophilus fit irruption de la décontamination par les portes du terminal de la navette. Il balaya d’un geste le comité venu l’accueillir et marcha droit sur la salle de téléopérations de Yambuku.
Le personnel lui prêta peu d’attention, même si son uniforme de cérémonie de Mécanismes & Personnel attira quelques coups d’œil. Il y était habitué, du moins de la part des gens d’origine kuiper. Un tel comportement, dans un cadre civilisé, aurait été considéré d’une maladresse ridicule, comme ces paysans qui ne peuvent s’empêcher de regarder. Mais Yambuku n’était pas la civilisation.
Il trouva le chef de station, Tam Hayes, au sortir d’une longue session de télésenseur. Il avait l’air groggy et n’était pas rasé. Theophilus le prit à part. « Trouvez un endroit où nous pourrons discuter. »
« Elle est blessée, si j’ai bien compris, dit Theophilus.
— On dirait bien.
— Et nous avons perdu le contact.
— Pour le contact verbal, c’est exact. Nous recevons toujours certaines télémesures, mais de façon intermittente, hélas. Peut-être à cause de nos antennes. Les télésenseurs sont HS eux aussi, et les tractibles de sortie sont morts. Tous.
— Mais pas Zoé.
— Non. Pour autant que nous le sachions, Zoé n’est pas morte.
— Nous avons une télémesure correcte jusqu’à l’endroit où elle s’est fait attaquer ?
— Exact.
— Elle est transmise à la Terre ?
— Tout au moins à la station orbitale. Degrandpré filtre tout ce qui est envoyé à la Terre.
— Je ne me soucie pas de ça. »
Hayes cilla. « Croyez-moi, ce n’est pas non plus ce qui m’inquiète.
— Les satellites l’ont localisée ?
— À moins d’un mètre de la colonie des mineurs, mais la couverture nuageuse empêche toute confirmation visuelle.
— Ça ne suffit pas », dit Theophilus.
Ils se trouvaient dans la petite chambre de contrôle de la navette, au-dessus du cœur. Elle servait uniquement pendant les lancements, ce qui en faisait l’endroit idéal pour une conversation privée. Hayes brûlait de regagner la salle de téléopérations : Zoé était vivante et il entendait bien la ramener à Yambuku. Avrion Theophilus ne représentait pour le moment qu’un obstacle, et Hayes serrait les poings devant les manières péremptoires de son interlocuteur.
« Vous vous inquiétez pour Zoé ou pour sa technologie d’excursion ?
— Cette technologie a déjà fait ses preuves, vous ne croyez pas ? Le fait qu’elle ait survécu à l’attaque d’un animal sauvage l’atteste largement.
— Parce que si c’est pour Zoé, vous feriez peut-être mieux de me laisser essayer de la ramener.
— Les nouveautés technologiques ne se limitent pas à sa tenue de sortie, Dr Hayes.
— Je vous demande pardon ?
— C’est un tout, il n’y a pas que l’interface. Elle est aussi augmentée en interne, vous comprenez ? Elle a un système immunitaire entièrement artificiel en complément du naturel. Avec de microscopiques usines à nanos fixées sur son aorte abdominale. Si sa combinaison a été percée, il faut que nous le sachions. Elle peut nous en apprendre bien davantage, même en mourant sur le terrain.