— Si je vous comprends bien, elle peut survivre même avec un trou dans sa combinaison ?
— Au moins un certain temps. Étant donné la situation, récupérer son corps semble poser quelques difficultés. Mais si nous pouvons…
— Allez vous faire foutre », dit Hayes.
Il ne voulait pas récupérer le corps de Zoé. Il avait une meilleure idée.
Hayes était en train d’enfiler sa combinaison quand Dieter Franklin le rejoignit dans le hangar d’appareillage.
La bioarmure standard d’Hayes semblait si gauche, si volumineuse par rapport à ce qu’avait revêtu Zoé. Un cœur stérile enveloppé d’acier, de flexiglas et de nanofiltres. Hayes venait de refermer les jambières lorsque la porte intérieure s’ouvrit en glissant.
« Tu n’es pas sérieux, dit Franklin. Lee Reisman m’a rapporté tes divagations à propos d’une expédition de secours. Je lui ai répondu que tu ne ferais pas une telle bêtise. Dis-moi que je ne me suis pas trompé.
— Je vais la ramener.
— Merde, calme-toi une minute et fais un peu marcher tes méninges ! Tu parles de traverser la rivière de Cuivre dans une combinaison qui peut te soutenir pendant quoi, deux jours maximum, et encore, si elle marche à la perfection. Alors que nous en sommes à un point où tous les appareils que nous avons envoyés sur le terrain sont soit morts, soit en panne ; où nous n’arrivons même pas à préserver nos propres joints.
— Elle est vivante, peut-être blessée.
— Si elle est vivante, elle aura besoin à son retour d’une base arrière en état de marche. C’est ici que tu lui seras le plus utile. Pas dehors dans la boue, avec un servomoteur qui chauffe, ou pire, à accaparer l’attention d’une partie de l’équipe et à nous coûter des ressources qui sont hors de nos moyens.
— Je lui dois…
— Rien de ce que tu lui dois ne vaut un suicide. Et tu sais bien que c’est à ça que ça revient. Il y a de fortes chances pour que tu finisses en quelques kilos de compost à l’intérieur d’une coquille d’acier brisée. Et Zoé finira là où elle est. »
Hayes s’entoura la poitrine d’une couche d’isolant en réfrénant toute précipitation, en se forçant à faire les choses correctement. « Elle n’était qu’une putain de plate-forme de test, Dieter. M&P n’en a rien à foutre des mineurs. Zoé croyait être ici pour mener des études sociologiques, mais elle n’était qu’une plate-forme de test. »
Dieter Franklin hocha lentement la tête. « Pour la combinaison de sortie. Elam l’avait soupçonné.
— Elam s’en doutait, mais moi, je savais. »
Franklin se tut. Hayes essaya de se concentrer sur son armure, de respecter la procédure. Il scella des bandes de plastique pneumostatique sur sa cage thoracique. Il aurait voulu qu’Elam soit là pour lui lire la check-list.
« Tu savais ?
— J’ai lu tous les mémos de M&P. Des communiqués brefs destinés au chef de Yambuku. Même s’ils donnaient très peu de détails, j’aurais dû m’apercevoir que son équipement était tout ce qui comptait. Elle n’était qu’une putain de plate-forme de test, Dieter, et je l’ai laissée sortir la bouche en cœur !
— Réfléchis un peu. Même si son matériel est bon, il n’est pas inviolable. On n’est pas sûrs qu’elle soit encore en vie. »
Le casque intérieur souple, maintenant. « Elle a plus que sa combinaison. Ils l’ont modifiée à l’intérieur. Ils ont considérablement amélioré son système immunitaire. Une combinaison endommagée devrait pouvoir la garder en vie assez longtemps pour qu’on la ramène. Peut-être même pour qu’on lui sauve la vie. »
Dieter Franklin resta silencieux quelques secondes. « Même comme ça, Tam, finit-il par dire. C’est un pari trop risqué.
— Je suis conscient des risques.
— Yambuku ne va plus durer très longtemps. C’est évident, même si personne ne veut le voir en face. Regarde la station océanique. Regarde Marburg. C’est la biosphère, Tam. Elle met au point des stratégies, elle apprend comment corrompre nos joints et nos sas. Elle synthétise des solvants et diffuse ses connaissances. Il y a cinq ans, cette bioarmure suffisait pour te protéger. Aujourd’hui… elle vaut à peine mieux qu’un putain de tas de ferraille. »
Hayes enclencha le sas atmosphérique. Une série de ventilateurs se mit en route au-dessus de lui afin de créer une pression positive. Une sonnerie d’alarme retentit. Dieter Franklin sortit en toute hâte.
Hayes enfila son casque.
Dix-huit
Douleur. Vision dédoublée. Zoé sentait qu’on la traînait, les talons de ses bottes rebondissant sur les obstacles. Elle pensait confusément souffrir de commotion, ou pire, d’une blessure au crâne dont elle ne se remettrait pas. Des odeurs improbables lui parvinrent : caoutchouc brûlé, ammoniaque, nourriture avariée, et quand elle ferma les yeux, elle vit des lumières tournoyantes et des fusées de feux d’artifice.
De violents haut-le-cœur la secouaient, mais elle n’osait pas vomir. Sa combinaison traiterait le tout, mais sans doute se serait-elle étouffée avant.
Elle était éveillée, ou peut-être pas : sa conscience connaissait des reflux. Le temps passa en bourrasques, comme le vent.
Elle se débattit – pas longtemps – quand elle se rendit compte que les mineurs la tiraient dans un de leurs monticules, loin de la lumière des étoiles et de celle du feu, dans une obscurité rocheuse propice à la claustrophobie.
L’ouverture était étroite. Les mineurs firent pivoter leurs corps à la mobilité écœurante et entrèrent l’un après l’autre. Traînée par les bras, Zoé, impuissante, passa par-dessus le rebord rocheux et aboutit dans un tunnel couvert de sécrétions de mineurs. L’air épais avait une puanteur inconnue, à la fois épicée et fétide, qui évoquait un mélange de cardamome et d’aliment avarié. Elle se demanda si elle allait étouffer dans cet endroit. Dans le noir.
Et, pour la première fois de sa vie, Zoé connut la panique.
Jamais elle n’avait paniqué, même dans les dortoirs glacés de l’orphelinat-crèche : son thymostat avait supprimé toute émotion violente pour ne laisser qu’une vague tristesse générale, la conscience douloureuse d’être captive et abandonnée. Ce qu’elle ressentait maintenant était bien pire. Se débattre ne servirait à rien, mais il fallait qu’elle le fasse. C’était un besoin qui oblitérait ses pensées, une folie issue de sa chair. Elle s’efforça de réfréner l’envie de hurler qu’elle sentait monter dans sa poitrine. En vain. Le hurlement éclata et se poursuivit sans qu’elle sache pourquoi ou qu’elle parvienne à le réprimer. Elle rua, elle tira sur les griffes acérées comme du corail qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Mais les animaux, trop puissants pour elle, ignorèrent ses efforts. Toute lumière disparut. Il n’y eut plus que les ténèbres, et un mouvement irrépressible, et les parois de plus en plus proches du tunnel. Et le bruit de ses sanglots.
Elle se réveilla encore. Seule, et si épuisée qu’elle n’avait plus peur.
Aveugle ? Non. Ce n’était que l’obscurité du monticule. À la surface, il pouvait être midi ou minuit. Ici, il faisait toujours noir.
Au moins était-elle seule, du moins pour le moment. Elle remua, risqua un étirement… découvrit juste au-dessus de sa tête – trop bas pour lui permettre de se lever – un plafond rocheux qui, au bout de son bras tendu, s’arrondissait en parois jusqu’à un sol un peu plus souple (et plus humide) que celui de l’entrée du tunnel. Le silence battait à ses oreilles. Elle n’entendait que le cliquetis de sa respiration à travers le filtre de sa combinaison et le crissement que produisaient ses mouvements. Si seulement elle avait de la lumière…