Et dans ses rares moments de liberté – un calme comparable, s’imaginait-il, à celui qui règne pendant la chute d’un objet, à l’intervalle de temps qui sépare le moment où un gobelet de cristal tombe du plateau de celui où il touche le sol – il devait parcourir les communications destinées à la Terre via la liaison à particules jumelles pour éviter qu’un signe révélateur de la crise en cours ne tombe dans de mauvaises oreilles.
Ainsi ce délire paranoïaque du planétologue résident de Yambuku, Dieter Franklin :
Des indices de plus en plus nombreux suggèrent l’existence d’un mécanisme d’échange d’informations entre des cellules vivantes non connectées. Un tel mécanisme permettrait une symbiose surpassant l’habituel processus évolutionniste, un mécanisme peut-être aussi important que l’antique symbiose terrestre de la vie monocellulaire et des mitochondries primitives…
Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
L’efficacité croissante des attaques bactériologiques sur les joints d’étanchéité des stations au sol ainsi que la pénétration de barrières supposées inertes (phénomène partagé, à des distances immenses, par des organismes sans relations par ailleurs) ont conduit à une étude des événements quantiques intracellulaires tels que…
Non, il fallait barrer tout ça. « Attaque bactériologique » sonnerait l’alerte sur Terre. Avec un vague sentiment de culpabilité, mais la détermination froide de celui qui s’attelle à la lugubre tâche d’assurer sa survie, Degrandpré détruisit le paragraphe incriminé.
La prolifération de micro-organismes structurellement superflus dans une importante variété de monocellulaires isiens pourrait bien expliquer cette apparente action à distance. Dans le cerveau humain, ce genre de structures sert de médiateur à la conscience en fonctionnant à la manière d’un dispositif quantique : la simple indétermination d’un électron est en fait amplifiée pour devenir le mécanisme central de la conscience des vertébrés. Les premiers travaux en laboratoire (cf. annexe) permettent de penser que les monocellulaires isiens non seulement se servent d’un effet quantique similaire, mais peuvent même créer et préserver une cohérence de particules jumelles durant la mitose.
Même s’il ne disposait pas vraiment des compétences requises pour en évaluer le contenu scientifique, tout ceci lui semblait inepte et vaguement menaçant. Il sauta au résumé qui concluait le document :
Il n’est peut-être pas prématuré de s’interroger sur les possibilités inhérentes à un réseau pseudo-neural qui interconnecterait tous les monocellulaires isiens, une biomasse qui (si l’on y inclut la matière océanique et les bactéries fixatrices de minéraux distribuées dans toute la croûte de la planète) atteindrait des proportions stupéfiantes. Les attaques biologiques de plus en plus efficaces subies par les stations au sol peuvent être considérées, par analogie, comme une réaction autonome à la présence d’un corps étranger, réaction dans laquelle des stratégies de pénétration développées dans l’environnement salin de l’océan et testées sur la station de recherche océanique ont été ensuite lentement mais efficacement adaptées pour une utilisation contre les avant-postes continentaux.
Non, rien de tout cela ne convenait.
L’arrivée d’un message déclencha un carillon sur son défileur – un message marqué Priorité Maximum, évidemment. Degrandpré demanda aussitôt la destruction globale du document courant. Les spéculations oiseuses de Dieter Franklin furent effacées du défileur, de la file d’attente du courrier et de la mémoire centrale. Elles ne seraient, bien entendu, jamais expédiées à la Terre.
La mauvaise nouvelle, cette fois – une très mauvaise nouvelle, en effet – était que Corbus Nefford avait de la fièvre.
Degrandpré discuta avec son directeur médical par l’intermédiaire d’un écran grandeur nature à double sens. Dans ces circonstances, une connexion par défileur aurait été trop formelle. Peu importait qu’il se trouvât lui-même à l’abri dans ses quartiers temporaires, juste à côté des jardins aéroponiques. Peu importait qu’il ait déjà établi quatre nouvelles zones de prévention, qui partaient des docks de la navette pour inclure les deux modules avoisinants et, bien entendu, les baies de lancement Turing.
Il éprouva un choc à la vue de Corbus Nefford, sanglé sur une civière roulante, une perfusion saline dans le bras et Ken Kinsolving à ses côtés. Des tractibles s’affairaient au chevet du médecin et flairaient ses poignets de leurs senseurs chimiques et biotiques. Nefford soutenait avoir quelque chose d’important à communiquer à Kenyon Degrandpré et refusait de s’adresser à des intermédiaires. Pour l’instant, il avait l’air à peine capable d’ouvrir la bouche.
Nous sommes tous perdus, murmura quelque partie de Degrandpré.
Il fit appel à ses talents diplomatiques. Il ne voulait pas que Nefford le voie flancher à l’écran.
« Ce qu’il faut que vous compreniez, parvint à souffler Nefford, c’est la lenteur de la chose… »
Parlait-il de l’étiologie de la maladie ou de sa propre mort ? Toutes deux se prolongeaient, toutes deux étaient angoissantes. « Oui, continuez », dit Degrandpré. La conversation était enregistrée par la mémoire centrale de la station, à titre de référence. Il se demanda si quelqu’un la visualiserait un jour.
« La maladie diffère des autres contagions isiennes. Elle n’est pas aussi virulente. Elle a une période d’incubation. Ce qui caractérise vraisemblablement un organisme unique. Dangereux, subtil, mais potentiellement maîtrisable. Vous comprenez ?
— Je comprends. Inutile de continuer à me poser cette question, Corbus.
— Dangereux, mais qu’on pourrait contrôler. La quarantaine ne sert à rien. Ce à quoi nous avons affaire est très petit, de la taille d’un prion ou d’un morceau d’ADN dans une enveloppe protéique, peut-être même assez petit pour passer à travers les joints…
— Nous garderons tout ça à l’esprit, Corbus. » Si l’un de nous survit.
« Directeur », souffla Nefford, sa bouche entre les syllabes pareille à un siphon dans lequel est coincée une bulle d’air. « Puis-je vous appeler Kenyon ? Nous sommes amis, n’est-ce pas ? En regard à nos positions respectives dans le Trust ? »
Pas vraiment.
« Bien entendu, dit Degrandpré.
— Je ne vais peut-être pas mourir.
— Peut-être pas.
— Nous pouvons juguler ceci.
— Oui. »
Nefford sembla sur le point d’ajouter quelque chose, mais du sang rouge vif lui coula du nez. La déception se peignit sur son visage. Il ferma les yeux et détourna la tête. Kinsolving coupa la connexion vidéo.
« Horrible », murmura Degrandpré. Il ne parvenait pas à se défaire de ce mot qui avait pris possession de sa langue. « Horrible. Horrible. »
La prophétie de Nefford se révéla exacte. Les tractibles d’ingénierie signalèrent des perforations microscopiques dans les joints qui séparaient la chambre de quarantaine originale des quartiers qui l’entouraient.
Voilà la véritable horreur, se dit Degrandpré, là, dans cette rupture des barrières. La civilisation, après tout, supposait l’établissement de divisions, de murs et de barrières qui divisaient le chaos de la nature en cellules organisées d’imagination humaine. Il suffit que la jungle envahisse le jardin pour que la raison soit réduite à néant.