Pour la première fois, il comprit ou s’imagina comprendre le besoin religieux de son père. Les Familles et leurs Trusts avaient procédé à des divisions précises et à un agencement maniaque de la sauvagerie politique et technologique de la Terre, plaçant chaque personne, chaque chose, chaque processus sur l’orbite appropriée dans le planétaire social. Mais le monde sauvage se trouvait juste à l’extérieur des murs des Familles : les prolos, les Martiens, les clans kuipers, des vecteurs de maladie qui se développaient dans les repaires des sous-classes ; nul autre conquérant que la mort, enfin, et l’immensité cruelle de l’Univers. L’islam furtif de son père était finalement un acte de volonté, l’agencement du vide en niveaux et en hiérarchie, en jardins clos du bien et du mal.
La tragédie d’Isis était celle des murs rendus vains. Et pas seulement les murs physiques. Il pensa à Corbus Nefford qui l’appelait « son ami ». À tous les mensonges hygiéniques qu’il avait jour après jour transmis à la Terre.
Tout cela était vain. Que lui restait-il à sauver ? Pas grand-chose. Peut-être seulement sa vie. Peut-être même pas.
Une réunion avec l’ingénieur en chef, le pompeux et gras Todd Solen.
« Je ne pense pas que nous ayons le choix, annonça Solen. Puisque nous sommes incapables de dresser des barrières physiques entre nous et l’agent de la maladie, il faut arrêter les modules trois et six, fermer leurs portes et en évacuer l’atmosphère. Mettre un secteur de vide total entre nous et la menace. Ça devrait marcher, sauf si ce soi-disant virus s’est déjà répandu dans la station.
— Il y a les évacués de Marburg, dans le module six.
— J’en suis conscient. La dépressurisation les tuera. Mais ils mourront aussi si nous ne le faisons pas. Même en faisant abstraction de la maladie. Sans accès aux baies de Turing et aux principaux quais de navette, sans pièces de rechange ni secteur d’ingénierie au complet, avec une circulation d’eau compromise et un approvisionnement en nourriture qui dépend entièrement de ce que nous faisons pousser dans les jardins, en prenant tout ça en compte, la station n’est pas viable. Nous pourrons sauver les quelques personnes que nous arriverons à faire tenir dans le lanceur Higgs. Pas plus. »
« Nous en sommes là ? » demanda Degrandpré, paralysé par la perspective de l’échec complet.
L’ingénieur transpirait à grosses gouttes. Il se tamponna le front avec sa manche. « Sauf votre respect, Directeur, oui, nous en sommes là. »
Je ne prendrai pas cette décision sous la pression, pensa Degrandpré. « Quelle chaleur ! », reprit-il.
Les yeux globuleux de Solen cillèrent. « Eh bien… Nous recyclons l’eau des ailettes de refroidissement, ce qui n’en laisse plus beaucoup pour le contrôle thermostatique.
— Débrouillez-vous pour qu’il fasse plus frais, M. Solen.
— Oui monsieur », répondit Solen d’une voix éteinte.
Trop chaud, trop sec. Même la station avait la fièvre.
Dans la baie de Turing, en isolement avec les quinze membres de son équipe, Aaron Weber, le chef de la station Marburg, avait lui aussi remarqué l’élévation de température.
Sec et débilitant, l’air poussait à la claustrophobie, même dans cette grande caverne d’acier, il est vrai peu éclairée.
La chaleur troublait leur sommeil. Elle déshydratait leurs voies respiratoires, rendait les vêtements gênants et les couvertures insupportables. Plusieurs des savants d’origine kuiper s’étaient déshabillés sans la moindre gêne, mais Weber était plus inhibé. La situation lui rappelait les longs hivers dans son dortoir universitaire de Kim Il Sung City, où l’humidité de l’air chauffé par aérotherme se déposait sur les vitres et les couvrait d’une couche de glace ; provoquant saignements de nez la nuit et taches de sang sur l’oreiller. La seule solution consistait à laisser une fenêtre ouverte, au risque de geler.
Malgré ses habits, il dormit quelques heures à l’ombre du manipulateur de cargaison. Il s’éveilla au milieu des ronflements de ses camarades de quarantaine, se rendormit…
La caresse d’une brise fraîche sur sa joue le tira du sommeil.
Il pensa à la fenêtre de son dortoir. À la neige qui se glissait sous le verre. L’air qui circulait avait un effet apaisant.
Mais il ne devrait pas y avoir d’air en circulation à cet endroit.
La brise se transforma en vent, un petit vent froid qui balayait le sol du module avec une vigueur surprenante, emportant les affaires qu’ils avaient sorties de la navette : ici une tasse en mousse synthétique, là une liasse de papier imprimé.
Inquiet, il se redressa.
Ce bruit ? Ce vrombissement feutré ? Il le reconnut pour l’avoir entendu lors des lancements effectués par la station orbitale, même s’il n’avait jamais été aussi proche : c’était celui de la machinerie qui ouvrait les énormes sas de la baie.
La pression atmosphérique chuta brutalement et la douleur éclata dans ses oreilles. Quand il ouvrit la bouche, l’air se déversa de sa gorge en une interminable exhalation involontaire. Il voulut crier, mais ses poumons s’effondrèrent comme des ballons de baudruches crevés.
Les lumières clignotèrent autour de lui. Il vit des corps se débattre tandis qu’ils étaient éjectés par le sas béant. Il n’y avait plus de bruit, maintenant. Rien que les étoiles, pures et sans intermédiaire. L’œil fixe et nu. La première lumière.
Vingt
La pluie tombée la veille s’égouttait de la canopée et rendait la piste bourbeuse et glissante. Dans sa volumineuse armure biologique, Tam Hayes se déplaçait avec précaution. Il s’était habitué au bruit liquide de ses pas dans la biomasse en décomposition et au ronronnement de ses servomoteurs. Des sons paisibles, en un sens.
De toute la journée, il n’avait pas adressé un traître mot à Yambuku, malgré les messages qui défilaient de temps à autre sur son affichage tête-haute. Il puisait un certain réconfort dans le silence et préférait se concentrer sur sa besogne, lente et régulière : faire avancer son armure, régler son allure, surveiller son matériel. Il voulait atteindre voire traverser la rivière de Cuivre avant la nuit. Si nécessaire, il dormirait dans son armure. Il suffirait de bloquer les servos et de laisser la garniture gélifiée s’accommoder de son poids. Mais le mieux serait de continuer à avancer. Dieter avait bien entendu raison, au sujet de la bioarmure. Il n’osait pas compter sur elle. Tôt ou tard surviendrait une panne. Mineure, ou catastrophique.
Sa progression, bien qu’il s’efforçât de la garder régulière, se révélait éprouvante. Seule une petite partie de son abondante sueur était absorbée par les recycleurs de son armure, le reste s’insinuait entre son corps et la douce membrane de gel et lui irritait la peau. Il surveillait chacun de ses pas, évitait les endroits où la profondeur de la boue pouvait présenter un quelconque danger. Il voyait le ciel se refléter dans les mares jonchées de feuilles et la lumière du soleil briller sur l’eau écumeuse.
Il se demandait parfois ce qu’il faisait ici.
Il cherchait Zoé, bien sûr, parce qu’elle comptait pour lui. Elle était à la fois fragile et extrêmement résistante – il pensa un instant à une fougère émergeant d’une étendue toxique de cendres volcaniques. Elle avait subi des traitements cruels qui avaient tué ses quatre sœurs clonales, mais elle avait survécu et suivi Isis pour échapper à sa captivité, de même que Hayes avait suivi Isis loin de sa famille et de son clan.