Выбрать главу

Mais on nous a trompés, elle et moi, pensa-t-il.

Aurait-elle manifesté un tel enthousiasme à venir sur Isis si elle avait su n’être que le véhicule qui permettrait de tester sur le terrain les nouvelles technologies du Trust ? Dieu nous garde, pensa Hayes, peut-être bien que oui, mais jamais le Trust ne lui a laissé le choix. Des mensonges empaquetés dans d’autres mensonges, tout le monde trempant dans un péché ou dans un autre, une accumulation de connaissances que l’on dissimulait soigneusement, parce que la connaissance représentait le pouvoir. Ainsi se comportait-on sur Terre.

Et je suis là, se dit Hayes, dans cette nature paisible et toxique, pour la sauver… mais reconnais-le : pour te sauver aussi toi-même.

Le plus terrible, dans le mensonge, c’est qu’il devenait une habitude puis un réflexe, aussi machinal que de battre des paupières ou de se vider les intestins. Mentir, c’est la maladie terrienne, avait coutume de dire sa mère. Calme, distante, une Marcheuse sur Glace, l’épouse potlatch de son père. À une autre époque, elle aurait été quaker.

Il avait voulu les étoiles. Au lieu de ça, il avait attrapé la maladie terrienne, l’auto-aveuglement devant des vérités gênantes.

Il avait menti à Zoé. De façon moins flagrante qu’Avrion Theophilus, certes, mais il avait favorisé ces mensonges.

Il était sorti pour sauver Zoé, mais aussi les pauvres restes de sa propre innocence. Pas de quoi en tirer crédit.

Le soleil se couchait quand il atteignit la rivière. Le ciel dégagé virait à l’indigo. La petite lune s’était logée au zénith. Il voulait traverser avant l’obscurité.

Des pluies récentes avaient enflé les eaux. Le courant déferlait sur le pont grossier construit par les tractibles. Il s’avança sur le fragile échafaudage et le sentit osciller sous son poids. Si le pont s’effondrait, il resterait sous la surface, coincé par son armure incapable de flotter.

Il alluma sa lampe de casque et progressa à petits pas, sans quitter des yeux l’eau qui rougeoyait dans le crépuscule et recouvrait ses bottes d’un scintillement dû aux résidus huileux des plantes décomposées. Les servomoteurs s’efforçaient de le maintenir en équilibre. Sur sa gauche, un reflet de la lune frémit dans le courant, comme un œil sous une lourde paupière. Il pensa aux yeux de Zoé, à ses yeux choqués par la perte de son thymostat, des yeux de nouveau-né, écarquillés mais méfiants. Elle comprenait enfin ce que lui avait coûté sa santé mentale.

Il se souvint d’elle, étendue sous lui, quand elle avait pleuré lors de ce qui avait dû être, que Dieu la protège, son premier orgasme partagé. Elle avait tremblé comme ce pont. Il avait ensuite ressenti une légère honte, comme s’il avait profité de la situation, comme si d’une complexe membrane défensive, il lui avait arraché son cœur encore battant.

La boue gluante qui se cramponnait à ses bottes compliqua sa remontée sur l’autre rive. Le ciel était désormais plus sombre et la forêt ressemblait à un couloir d’ébène. Des rondins de bois pourrissaient le long de la rive, et il aperçut sur sa droite un petit animal qui hésitait dans le rayon de sa lampe avant de se réfugier précipitamment dans le sous-bois.

Il pénétra de quelques mètres dans les bois, ne fut plus entouré que par l’espace que creusait dans les ténèbres la lumière de son casque. À ce moment-là, sa radio crépita une seule fois et se tut. Cela n’aurait rien eu d’inhabituel s’il n’avait paramétré son armure pour ne lui présenter que les messages qui arriveraient sur les fréquences standard ou d’urgence de Zoé. Son épuisement était tel qu’il mit deux ou trois secondes à comprendre que c’était précisément ce qu’il attendait.

Le signal devait être faible. Sans doute gêné par un obstacle, sinon Yambuku l’aurait capté. Il s’immobilisa au milieu de la forêt, les bottes s’enfonçant dans la boue du chemin – il craignait de la perdre s’il bougeait – et activa du pouce ses contrôles de communication. « Zoé ? Zoé, c’est Tam Hayes. Vous m’entendez ? »

Pas de réponse.

Il attendit soixante secondes – une éternité, tandis que l’œil-de-chat de la lune glissait derrière les branches des arbres – et fit une nouvelle tentative.

Cette fois, sa fréquence porteuse s’éveilla dans un grésillement et il entendit sa voix, étrangement proche, mais pâteuse, comme au sortir d’un profond sommeil. « Theo ?

— Non, Zoé, c’est Tam. Je viens vous chercher, mais il faut me dire où vous êtes et ce que vous faites.

— Dedans, murmura-t-elle.

— Répétez ?

— Je suis dans un monticule. En dessous. Sous la surface.

— À l’intérieur de quel monticule, Zoé ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’ils sont tous reliés. Il fait sombre, ici. »

Le son de sa voix, faible, incertaine, presque délirante, ne plut pas à Tam. Mais c’était sa voix. Elle était vivante. « Zoé, comment vous vous sentez ? Vous êtes blessée ?

— Comment je me sens ? » Elle garda le silence un long moment. « J’ai chaud. Il fait chaud ici. Je ne vois rien.

— Ils vous ont fait du mal ?

— Les mineurs ne sont pas là. Pas tout le temps, je veux dire.

— Tenez bon, Zoé. Je viens vous chercher. Continuez à parler. »

Mais il perdit le contact dès qu’il repartit vers la crête suivante.

Durant sa progression nocturne, des fragments de la fréquence porteuse de Zoé lui parvinrent par intermittence, jamais assez longtemps pour attirer son attention.

Malgré toutes ses fioritures ergonomiques et la précision de ses servomoteurs, la bioarmure s’était faite terriblement lourde autour de lui. Il était conscient des efforts énormes qu’il déployait pour grimper sur les contreforts des montagnes de Cuivre, là où le sol devenait rocheux et où il aurait la possibilité de se tourner pour voir les plaines occidentales se dérouler sous la lune jusqu’à la mer lointaine. Sans un périmètre défensif de tractibles et de télésenseurs, il redoutait l’attaque d’un grand prédateur, mais nul animal de ce genre ne l’approcha. Il devait lui-même être une créature formidable, supposa-t-il, et son armure ne dégageait pas une odeur de nourriture.

Il contacta Yambuku une seule fois, pour les informer que Zoé était vivante et qu’elle lui avait parlé. Dieter Franklin s’occupait de la console de com. « Voilà une bonne nouvelle, Tam, dit-il, mais nous avons des problèmes. »

Hayes envisagea de couper la communication. Il ne pouvait pour l’instant se charger que d’un seul problème, celui de récupérer Zoé. Mais Dieter était un ami et Hayes le laissa parler.

« Tes télémesures, d’abord. Tu as des moteurs qui commencent à chauffer dans la jambe gauche. Rien de critique pour l’instant, tu peux parcourir le diagnostic toi-même si tu ne l’as pas déjà fait, mais c’est inquiétant. Il faut que tu fasses demi-tour, Tam, en espérant que tu arriveras assez près de Yambuku pour qu’un des tractibles de réserve puisse te ramener ici si nécessaire. On verra ce qu’on peut faire pour Zoé une fois remontés en orbite. On pourrait envoyer les quelques télésenseurs de la station orbitale capables d’atterrir. »

Hayes digéra ces informations. Un servo en surchauffe dans la jambe gauche… ça expliquait cette impression de poids supplémentaire quand il la déplaçait, cette tendance à tirer sur bâbord dès que son attention se relâchait. Mais ce n’était pas si mal, comparé aux prédictions initiales de Dieter qui affirmait qu’il n’atteindrait jamais la rivière. Quant à secourir Zoé…

« Une fois remontés en orbite ? s’étonna-t-il.

— Oui, nous évacuons Yambuku. Les joints se dégradent tellement vite que nous n’arrivons plus à les remplacer, et notre stock est au plus bas. Pour couronner le tout, Theophilus dit que la station orbitale se fait très évasive avec lui et il se demande s’ils n’ont pas aussi des ennuis là-haut. Départ de la dernière navette dans quarante-huit heures.