— Ça ne suffira pas.
— Justement. Je plaide ta cause auprès de Theophilus. Mais c’est lui qui commande, et il est presque assez en colère pour faire une croix sur toi.
— Il veut récupérer Zoé. » Du moins son cadavre, se retint-il d’ajouter.
« Pas autant que partir d’Isis. Il appartient à une Famille et il se donne des airs très responsables, mais je crois qu’en fait il commence à avoir vraiment peur.
— Merci pour ces infos, Dieter. Veille bien sur la stérilité du cœur. Je reviendrai. »
Il coupa la communication avant que Dieter puisse répondre.
Quarante-huit heures.
En faisant demi-tour maintenant, il pourrait peut-être y arriver.
Vingt et un
« Tam ? Tam ? »
La voix était venue. La voix était repartie. À moins qu’elle ne l’ait imaginée. On se laissait si facilement aller à imaginer des choses, dans cette obscurité surchauffée.
Le mineur, lovant son corps multisegmenté en un cercle sinueux, était venu et reparti, lui aussi. Il avait déchiré la membrane de sa combinaison, l’avait fendue d’un seul coup de pince-rasoir du sternum à l’entrejambe, mais avec précaution, en ne faisant couler qu’une faible quantité de sang. Puis il l’avait laissée seule. Pour qu’elle meure, avait-elle supposé, et elle avait brûlé ses lampes lucioles sans compter pour examiner son corps, pour attendre l’inévitable délabrement de son cœur, de ses poumons, de son foie, de son cerveau, car elle se trouvait enfin exposée à la biosphère isienne, car elle avait sous la peau des microbes transmis par la griffe crasseuse d’un animal. Mais son sang n’avait pas tardé à sécher dans cette atmosphère chaude et confinée. Elle en avait un peu, coagulé, sur les doigts. Elle n’était pas tombée malade et elle n’était pas morte.
Elle avait toutefois épuisé sa réserve de lampes lucioles, uniquement par peur de mourir dans le noir. Elle avait souhaité mourir avant que la dernière ne s’éteigne. Mais elle n’était pas morte. Elle s’était juste évanouie quelque temps. Ou endormie.
Et voilà qu’une fois encore elle se retrouvait horriblement réveillée, coincée dans ce trou sans lumière.
Elle arracha son filtre à air : elle n’avait plus la moindre raison de ne pas respirer directement l’air isien. Au pire, cela ne ferait que hâter sa mort.
Pourtant, elle ne mourait toujours pas.
Le besoin de s’évader, une espèce de panique qui couvait en elle, la submergea à nouveau. Elle se résigna aux ténèbres ; je n’ai qu’à utiliser mes autres sens, se dit-elle, dresser des cartes dans ma tête. Une fois de plus, elle se traîna hors du cul-de-sac et s’engagea dans le tunnel. Sans les voir, elle sentait les pousses de mousse extraterrestre contre son ventre découvert, contre ses seins.
Elle rampa pendant une durée indéterminée, prit plusieurs virages, essaya de se représenter ce labyrinthe dans lequel elle naviguait comme une carte sur un parchemin, une carte d’un marin des anciens temps. Mais la carte se dissolvait dans la chaleur et la confusion, elle n’arrivait pas à s’y tenir.
Elle tourna à un embranchement, avança la main et toucha le corps d’un mineur. Elle se figea aussitôt, mais manifestement l’animal dormait. Ses écailles épaisses et creuses, si utiles à l’isolation, étaient écartées et diffusaient la chaleur au lieu de la conserver. Sans son filtre à air, l’odeur âcre et proche du mineur parvenait à ses narines, lui rappelant un champ tout juste épandu de fumier.
Zoé repartit en arrière. Impossible de se retourner dans cet étroit tunnel. Elle redoutait ce qu’elle pourrait rencontrer avec ses pieds, elle craignait de découvrir que pendant que son corps borné et stupide refusait de mourir, son monde s’était réduit à quelques mètres de sous-sol excavé.
Elle s’était débarrassée de son masque filtrant mais avait conservé la coiffe, ce dont elle se félicita quand Tam Hayes s’adressa à elle. Même s’il n’était qu’une hallucination, un rêve produit par la fièvre, ainsi qu’elle le soupçonnait. Cela n’avait pas d’importance. Elle but le son de sa voix comme on boit de l’eau fraîche.
Pendant un temps, elle fut à Téhéran, en train de porter du linge sous les étoiles.
On lui avait donne ce travail en punition d’une infraction dont elle n’avait plus souvenir. Il consistait à rassembler les blouses fétides et trop souvent recyclées des pensionnaires les plus jeunes et à les apporter dans une caisse en plastique à la buanderie, de l’autre côté d’une cour intérieure vide. Ceci, en hiver, et en général à une heure avancée de la nuit.
Elle en tirait une revanche secrète, car elle ne détestait pas cette punition. Aussi dégoûtante qu’elle fût, car il arrivait fréquemment que les plus jeunes se souillent ou soient malades, elle chérissait ces quelques minutes de liberté sous le ciel. Même dans le froid, même dans le noir. Ou peut-être à cause d’eux. L’air froid de la nuit lui paraissait plus propre que celui de la journée, comme apporté d’un glacier lointain par des vents bienveillants. Et les nuits les plus froides se révélaient d’ordinaire les plus claires. Au-dessus des lampes blafardes du camp, les étoiles brillaient avec toute la pureté de leur lumière fixe et indifférente. Elle était ici par erreur, les étoiles étaient sa destinée et elle languissait de les rejoindre dans leurs cycles, aussi distantes que des rois antiques.
Certaines nuits, elle posait son fardeau puant et volait un moment rien que pour elle, à trembler et à contempler les cieux.
C’est là où elle se trouvait en ce moment. Dans le camp. Ou parmi les étoiles. L’un ou l’autre. Elle était affamée, désorientée.
Mais… et si mon voyage dans les étoiles ne m’apportait rien d’autre qu’encore de la boue, une chaleur affreuse et un froid mortel, et la maladie, et des étrangers que ma vie ou ma mort laissent indifférents ? se demanda Zoé avec réticence. Et si je faisais tout ce chemin jusqu’aux étoiles pour me retrouver enterrée dans un trou, sous un sol extraterrestre ?
Et si, et si, et si ?
Certaines nuits, elle s’imaginait que les étoiles pouvaient parler. Elle s’imaginait qu’en écoutant avec assez d’attention, elle entendrait leurs voix parler une langue aussi tranchante, aussi dure et colorée que des pierres précieuses.
Elle attendit patiemment d’entendre ce langage éternel et de le comprendre enfin.
« Zoé ! »
La voix, à nouveau. Tam Hayes. Pas la voix des étoiles. Mais lui venait des étoiles, non ? Ou du moins, de la ceinture de Kuiper, où les gens parlaient avec plus de liberté que sur Terre.
« Zoé, vous m’entendez ? »
La partie de sa coiffe qui fonctionnait encore garda la ligne ouverte, attendant sa réponse. Elle se lécha les lèvres. Elles étaient sèches. Elle avait bu toute l’eau distillée par sa combinaison. Dernièrement, elle s’était même mise à lécher la condensation fétide sur le plafond humide du tunnel.
« Tam, croassa-t-elle.
— Zoé, je me trouve à cinq cents mètres des monticules des mineurs. Je vais essayer de trianguler votre position. Êtes-vous en sécurité en ce moment ? »
Eh bien, non, elle n’était pas en sécurité, mais elle comprit ce qu’il voulait dire. « Je ne suis pas obligée de bouger. Pas pour l’instant.