— Très bien. Je viens vous chercher.
— Je ne crois pas que vous me trouverez. » Elle secoua la tête. « Il fait noir, ici.
— Je comprends bien, Zoé. J’arrive.
— Noir et serré. »
De l’électricité statique crépita dans la connexion. « Dans quel état êtes-vous, physiquement ? » demanda Hayes.
Question difficile. Elle ne pouvait pas voir par elle-même, bien entendu. Il fallait qu’elle se fie à ses sensations, à son toucher. Mais commençons par le commencement. « Je suis contaminée. La membrane est endommagée. Je respire un air non filtré. »
Il n’y eut pas de réponse immédiate. Elle imagina la consternation sur son visage, les coins de sa bouche qui s’affaissaient. Verserait-il des larmes sur elle ? Elle-même aurait pleuré si elle n’était si déshydratée.
« Mais je suis vivante, ajouta-t-elle.
— Vous êtes mieux protégée que vous ne le croyez. Avrion Theophilus m’a dit que vous aviez un système immunitaire largement amélioré, avec des petites colonies nanos qui surveillent votre sang. Un système expérimental, mais qui a l’air de fonctionner. »
Zoé y réfléchit. Un système immunitaire M&P. Cela expliquerait pourquoi cet abominable air stagnant ne l’avait pas tuée dès sa première inspiration non filtrée.
Mais Theo lui en aurait parlé, non ?
Theo n’aurait pas gardé pour lui un secret de ce genre. C’était Theo, après tout, celui qui l’avait sauvée de la crèche-orphelinat, quand toutes ses sœurs étaient tombées malades et y étaient mortes.
Elle avait dû penser en partie à voix haute, car Hayes réagit : « Zoé, avez-vous jamais été malade à Téhéran ? »
Elle réfléchit à la question. Faible, oui, sous-alimentée, certainement, effrayée, toujours. Mais les fièvres l’avaient dédaignée, même cette Brazzaville 3 qui avait atteint tant de pensionnaires qu’on avait enrôlé Zoé pour transporter des bassins hygiéniques, puis, ensuite, des corps.
Theo l’avait sauvée.
Theo. Theo. À moins que Theo ne l’ait sauvée avant même qu’elle ne quitte la crèche. Peut-être Theo lui avait-il donné quelque chose pour la protéger.
Mais alors, pourquoi ses sœurs étaient-elles mortes, chacune d’une façon différente ? Elles étaient clonales, après tout. Identiques, au moins sur le plan génétique. Sauf si elles étaient différentes à l’intérieur. Une amélioration différente. Des systèmes immunitaires différents. C’est ainsi qu’ils procédaient avec des clones d’animaux : ils apportaient des modifications différentes à des souris génétiquement identiques…
Puis ils les plaçaient en environnement hostile.
Pour voir laquelle survivrait.
Une de mes filles a survécu.
Mauvaise pensée, se réprimanda Zoé. Mauvaise, mauvaise pensée.
Elle appela Tam, mais la liaison était une nouvelle fois rompue.
Du temps passa. Elle n’aurait pu dire combien.
Elle avait de plus en plus conscience de la présence des mineurs, en grand nombre d’après le bruit, qui s’approchaient d’elle. Elle n’aimait ni ce bruit, ni l’odeur, ni la menace implicite. Cela l’incitait à repartir dans le tunnel, où elle s’enfuyait au toucher et à l’oreille, se précipitant dans le noir jusqu’à ce qu’elle n’entende plus les mineurs derrière elle, et ensuite, ensuite seulement, elle se reposait.
Elle savait qu’ils auraient pu l’attraper s’ils l’avaient voulu. Ils étaient incroyablement rapides et flexibles dans leurs tunnels. Elle supposa qu’ils ne voulaient pas d’elle, qu’ils l’ignoraient, que ce qu’elle fuyait était leurs rassemblements ordinaires, habituels.
Mais tous les tunnels qu’elle suivait semblaient descendre et descendre encore, jusqu’à ce que l’idée lui vienne, une pensée vraiment très mauvaise, qu’on la poussait doucement de plus en plus profond dans ce caveau, de plus en plus loin de la lumière.
Vingt-deux
« Monsieur. » Amrit Seeger, l’adjoint au responsable des communications, tremblait nettement devant un Degrandpré devenu si sensible au moindre signe d’infection qu’il prit d’abord ce tremblement et cette sueur pour de la fièvre. Mais ce n’était que la peur de l’autorité. Du pouvoir magistral de Degrandpré, pour ce qu’il valait. « Monsieur, je ne peux pas faire ça. »
Degrandpré s’était rendu en personne dans le local des communications. Il ne le visitait pas souvent. L’endroit avait un je-ne-sais-quoi qui l’écœurait, qui lui semblait vieillot et trop grand, avec tous ces instruments de verre qui clignotaient dans les parois comme les lampes-témoin d’un navire cuirassé. L’équipement de la pièce était peut-être le plus grandiose des exploits technologiques des grands pontes de Mécanismes & Personnel, encore plus considérable, à sa façon, que les lancements Higgs, puisqu’il servait à maintenir la cohérence et la stabilité de la liaison à particules jumelles à travers des centaines d’années-lumière – le Graal de la simultanéité dans un univers relativiste. Un lien avec la Terre. La voix des Familles elles-mêmes émanait de cette pièce.
Mais c’était un lien fragile, à la bande passante étroite, un goulet d’étranglement. Degrandpré avait assez souvent invoqué le triage d’informations dans le passé, en général pour donner une apparence aussi efficace que possible au travail auquel il avait été condamné à bord de la station orbitale. Il avait maintenant décidé de couper ce lien. Il se trouvait désormais trop près du périmètre de la contagion, qui s’étendait toujours plus.
« Monsieur, dit l’ingénieur d’une voix peu assurée, ils ne sont même pas au courant – sur Terre, je veux dire – ils ne sont pas au courant, pour ce problème de quarantaine. Nous ne pouvons pas rompre la liaison, sûrement pas avant d’expédier un appel de détresse.
— Et que croyez-vous qu’il arrivera si nous l’expédions ? lui demanda Degrandpré. Nous sommes contaminés par un agent infectieux que les Trusts seraient heureux de pouvoir contenir en nous tuant tous. Il n’y aura pas de mission de secours, surtout si nous sommes assez stupides pour diffuser un appel de détresse. »
Cette logique fit ciller l’ingénieur, qui tremblait, imagina Degrandpré, sous le poids du blasphème. « Monsieur, le règlement…
— Le règlement est suspendu pour la durée de l’état d’urgence. » Il posa la main sur la poignée de sa cravache afin de conférer à ses propos un caractère officiel.
L’ingénieur déglutit avec difficulté et sortit.
Désormais seul dans la pièce, Degrandpré localisa l’alimentation principale – une banque de coupe-circuits qui ne réagissaient qu’aux empreintes digitales de ses pouces – et priva d’électricité le complexe des machines de communication enchâssées dans les parois. Des panneaux d’indicateurs lumineux s’éteignirent. Mais cela ne suffisait pas, loin de là.
Il ouvrit sur le plancher la plaque située au-dessus de la phalange de batteries (une batterie de batteries, pensa-t-il de façon absurde) qui fournissait un flot d’énergie constant et ininterruptible au réacteur à particules jumelles. La cohésion délicate qui constituait le cœur battant de la liaison dépendait de ce réacteur. Il déconnecta les cellules à la main, l’une après l’autre, sans tenir compte des signaux d’alarme, jusqu’à ce qu’au-dessus de sa tête les lampes vacillent et s’assombrissent, en une dernière et futile tentative pour dévier l’énergie et préserver la cohésion.
Degrandpré alluma une lampe de poche.
Elle lui permit de débrancher les trois câbles coaxiaux qui constituaient la dernière source d’énergie du lien. Au plus profond de la surfusion du cœur des communications, les photons depuis des années en résonance avec leurs jumeaux terriens se déphasèrent, l’information fut brusquement disséminée en un effondrement entropique, et la station orbitale se retrouva seule.