Vingt-quatre
Le pied gauche à la traîne et les servomoteurs lançant dans son affichage cornéen des avertissements de surchauffe orange qui clignotaient en feux d’artifice paresseux, Tam Hayes atteignit la clairière où se dressaient les monticules des mineurs.
La brume donnait une intensité humide à la lumière solaire en provenance de l’est. La canopée exhalait de la vapeur comme un dragon endormi. Des traînées de brouillard descendaient en rivières fantomatiques des hauteurs des montagnes de Cuivre.
Hayes, dans sa pesante bioarmure, s’avança avec précaution. Cinq mineurs au moins (et peut-être d’autres cachés par les arbres ou les monticules) l’observèrent alors qu’il entrait dans la clairière. Il portait, fixé sur son armure, une cravache électrique et un pistolet à balles en caoutchouc. Mais les mineurs restaient pour l’instant à distance respectueuse. Ils ne paraissaient ni inquiets, ni hostiles, simplement attentifs. Si du moins il interprétait correctement leur silence. Leurs têtes pivotaient comme des antennes radar. À se tenir ainsi bien droits, ils rappelaient à Hayes ces chiens de prairies prenant le soleil dont il lui était arrivé de voir des photographies. Le soleil scintillait dans leurs yeux sans expression.
Il avait laissé ouvert le canal de Zoé. Bien qu’elle ait peu parlé et ignoré la plupart de ses appels, cela le rassurait d’entendre le faible bruit de sa respiration.
Les dernières pluies avaient ici aussi ramolli le sol. Il vit de nombreuses traces de mineurs qui menaient aux ouvertures des monticules ou s’en éloignaient. Il examina plusieurs de ces petits monticules jusqu’à repérer un sillon double bien distinct dans la boue qui séchait, une trace qui avait pu être laissée par les talons de Zoé si on l’avait traînée par les poignets.
Quelque part là-dessous – en bas de la rampe inclinée menant dans ce labyrinthe d’excavations antiques – quelque part là-dessous, il y avait Zoé.
Son équipement comprenait des armes et une puissante lampe de casque. Il aurait continué de bon cœur.
Mais jamais l’encombrante bioarmure ne passerait par ce trou étroit.
Il appela Yambuku et demanda Avrion Theophilus.
Il eut d’abord Dieter Franklin, qui lui fit part de la situation à Yambuku : perte de l’intégrité de la coque, menace sur la stérilité du cœur, évacuation imminente « si seulement ces enfoirés de la station orbitale consentent à nous consacrer une seule minute de leur putain de temps ». Le temps que Hayes et Zoé atteignent la station, celle-ci serait fort probablement vide. « Mais nous vous laisserons les lumières allumées. Aussi longtemps que le cœur restera stérile – et il devrait tenir encore quelques jours – tu pourras appeler la station orbitale pour qu’on vienne vous chercher. Bien compris, Tam ?
— Mets une chandelle à la fenêtre pour nous, Dieter.
— Tu peux y compter.
— Passe-moi Theophilus. »
Maître Avrion Theophilus annonça sa présence sur les ondes. « J’ai une question à vous poser, Theo », lui dit Hayes.
Il imagina Theophilus tiquer devant la manière dont il s’adressait à lui. Zoé l’appelait Theo, mais Zoé était privilégiée, elle était comme sa fille. Hayes était censé lui donner du « Maître Theophilus ». Theo appartenait aux Familles.
« Je vous écoute, répondit Theophilus.
— Zoé parle de temps à autre. Mais sa portée radio a l’air limitée et je ne crois pas que vous l’ayez reçue à Yambuku.
— En effet.
— Elle a de la chance d’avoir ces améliorations immunitaires, Theo. C’est la seule chose qui la garde encore en vie.
— Elle a de la chance, en effet. Arrivez-en au fait, M. Hayes.
— Simple curiosité de sa part, Theo… Comme vous êtes tout pour elle, une espèce de père… À son arrivée dans cette crèche-orphelinat, elle avait déjà ces trucs dans le sang ? »
Il y eut une pause. Le silence de la conscience de Theo, supposa Hayes. « Oui, il se trouve qu’elle les avait déjà. Ce qui a dû l’aider à survivre.
— Mais pas ses sœurs clonales.
— Elles avaient reçu des améliorations différentes.
— C’était donc bien une expérience. On met cinq rats dans une cage et on leur refile la variole.
— Étant donné votre situation, M. Hayes, je fermerai les yeux sur le ton critique de votre voix. Les installations de Téhéran n’étaient pas ce que j’aurais choisi pour les filles. Les circonstances politiques nous ont forcé la main. Mais, oui, sa détention là-bas a, en fin de compte, été utilisée à des fins scientifiques.
— Elle croit que vous l’avez sauvée. Vous auriez aussi bien pu la violer vous-même.
— Nous discutons là d’une affaire qui concerne les Familles. Vous auriez dû laisser ce genre de morale arbitraire derrière vous en quittant les Kuipers. Les valeurs des Familles ne sont pas discutables.
— Repassez le micro à Dieter, Theo », dit Hayes.
D’autres mineurs sortaient maintenant de l’ombre, sans toutefois s’approcher. Hayes ne voulait pas les énerver : ils pourraient se venger sur Zoé. S’ils étaient capables de vengeance.
Dieter Franklin finit par revenir en ligne. « Tu t’attires des ennuis, Tam.
— Je ne suis plus à ça près. Theo est encore à l’écoute ?
— Maître Theophilus a quitté la salle de communication, si c’est ce que tu veux dire. Mais cette conversation est enregistrée.
— Dieter, une question. La bioarmure est une espèce de station en miniature, exact ? Je veux dire, c’est un ensemble de périmètres autour d’un noyau stérile.
— On peut voir ça comme ça. Une grosse coquille pour les traitements lourds et l’hébergement des servomoteurs ; dessous, du gel isolant ; tout au fond, une couche de confinement primaire presque aussi épaisse que ta peau.
— Qu’est-ce que je peux enlever ?
— Redis-moi ça ?
— Quelles sont les parties de cette armure que je peux retirer si je ne veux garder qu’un minimum de protection ? »
Le silence dura plus longtemps, cette fois. Hayes contempla une nouvelle fois l’entrée du monticule, devant lui. Aussi sombre qu’un terrier de blaireau. Aussi étroite qu’un tuyau d’égout.
« La réponse normale est : aucune, dit Dieter. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
— Réponds à ma question.
— Je ne suis pas ingénieur. Je peux demander à Kwame de venir, si tu veux.
— Tu connais cet équipement aussi bien que Kwame.
— Je ne veux pas prendre la responsabilité…
— Je ne te demande rien de ce genre. J’en prends l’entière responsabilité. Réponds à ma question.
— Eh bien… Si tu enlèves la coquille solide, tu ne mourras sans doute pas tout de suite. Mais il faut garder le casque pour purifier l’air. Et tu te retrouveras dans une couche de plastique à peu près aussi solide qu’une feuille d’aluminium. Au mieux, cela pourra retenir les micro-organismes une heure ou deux. Bien sûr, si tu t’égratignes le coude, tout est fini. Ton idée est complètement stupide, Tam.
— Il faut que j’entre là-dedans la chercher.
— Vous mourrez tous les deux.
— Possible », dit Hayes. Il avait déjà les mains sur les loquets de ses bottes.
Dieter Franklin rattrapa Avrion Theophilus dans le couloir devant la salle de com. « Maître Theophilus, je souhaiterais m’excuser, pour Tam Hayes.
— Ce n’est pas à vous de faire ces excuses, M. Franklin.
— J’espère que cela n’interférera pas avec nos plans, Monsieur. Je veux dire, s’il parvient à rentrer à Yambuku, nous lui enverrons bien une navette… n’est-ce pas ?