— Affaire de Famille, dit Theophilus d’un ton brusque. Inutile de vous en soucier. »
Vingt-cinq
Seule dans la cour intérieure noire de suie, au milieu de la crèche-orphelinat, Zoé écoutait les étoiles d’hiver.
Elle écoutait, les yeux fermés parce qu’elle n’y voyait rien, les bras le long du corps parce qu’ils pesaient trop lourds pour qu’elle les bouge. Elle respirait par la bouche parce que l’air était épais et empli de la puanteur d’animaux étranges.
Peut-être ne se trouvait-elle pas du tout dans cette cour… mais voici les étoiles, des voix comme un chœur d’église au loin ou le sifflet d’un train sur la prairie. Des voix comme les murmures des flocons de neige à la fenêtre d’une chambre à coucher. Des voix comme la lumière jaune qui brille à l’extérieur des maisons étrangères.
C’était bon de ne pas être seule. Zoé tremblait de la fièvre qui s’était emparée d’elle, et elle essayait de se concentrer sur le bruit des étoiles. Elle se savait en train d’espionner une conversation immense et incroyablement ancienne, dont rien n’était vraiment compréhensible mais dont la moindre partie rayonnait de signification ; une langue étrangère si complexe et si belle qu’elle exsudait du sens comme une fleur dégouline de nectar.
Il y avait aussi une autre voix, plus proche, mais celle-là était plus gênante parce qu’elle lui parlait directement, avec la voix de ses propres souvenirs, elle la touchait et s’émerveillait d’elle, exactement de la manière dont elle-même s’émerveillait des étoiles.
« Tam ?
— J’arrive », dit-il. Il le répéta à plusieurs reprises. Et il parla d’autre chose. De son équipement. De sa boîte à outils.
Elle avait du mal à fixer son attention. Elle préférait écouter les étoiles.
Une fois, elle se trompa et dit : « Theo ? » Parce qu’elle était encore de retour dans la crèche-orphelinat, en rêve.
« Non, répondit Hayes. Ce n’est pas Theo. »
La voix la plus proche, chaude, enveloppante, lui arrivait déguisée en un souvenir de Dieter Franklin.
Le planétologue dégingandé était là, juste devant elle, éclairé de l’intérieur, et l’on voyait ses côtes et ses coudes malgré le bleu rêche de l’uniforme de service de Yambuku. « Voilà la réponse, disait-il d’un ton enthousiaste à Zoé. La réponse à toutes ces vieilles questions. Nous ne sommes pas seuls dans l’Univers, Zoé. Mais on est rudement pas loin d’être uniques. La vie est presque aussi vieille que l’Univers lui-même. La vie nanocellulaire, comme les anciens fossiles martiens. Elle s’est répandue dans la galaxie avant la naissance de la Terre. Elle a voyagé sur la poussière des étoiles qui avaient explosé. »
Ce n’était pas réellement Dieter qui parlait, mais quelque autre agent qui s’adressait à elle par l’intermédiaire du souvenir de Dieter. Elle le savait. Cela aurait pu l’effrayer. Mais elle n’avait pas peur. Elle écoutait de toutes ses oreilles.
« J’aimerais vous l’expliquer plus en détail, ma petite, mais vous manquez du vocabulaire adéquat. Considérez les choses comme ça : vous êtes une entité vivante et consciente. Comme nous tous. Mais d’une façon différente. La vie s’épanouit dans toute la galaxie, y compris dans son cœur chaud et bondé, là où les radiations tueraient un animal tel que vous. La vie est souple, elle s’adapte. La conscience survient… eh bien, presque partout. Mais pas votre genre de conscience. Pas celle d’animaux qui naissent dans l’ignorance et vivent une existence brève avant de s’éteindre à jamais. Ça, c’est l’exception, pas la règle.
— J’entends les étoiles qui parlent, dit Zoé.
— Oui, comme nous tous les entendons en permanence. Pour la plupart, ce sont des planètes et non des étoiles. Des planètes du genre d’Isis. Souvent très différentes sur le plan physique, mais chacune pleine de vie. Chacune douée de la parole.
— Sauf la Terre, devina Zoé.
— Oui, sauf la Terre. Nous ne savons pas pourquoi. La graine de vie qui a trouvé votre soleil devait être endommagée. Vous vous êtes développés sans contrôle, Zoé. Vous avez grandi seuls et sans contrôle.
— Comme des orphelins. »
Dieter – ou la chose-Dieter – eut un sourire triste. « Oui, exactement, comme des orphelins. »
Mais ce n’était pas réellement Dieter qui lui parlait.
C’était Isis.
« Zoé, la balise. »
La voix de Tam. Sa voix dans la radio.
Elle ouvrit machinalement les yeux et ne vit rien. Sa sueur l’irritait en lui coulant sur le front et les joues. Elle avait la bouche horriblement sèche, aussi sèche que du bois, et la langue épaisse et maladroite.
« Zoé, vous m’entendez ? »
Elle croassa une réponse. Son ventre la faisait souffrir. Ses pieds étaient engourdis. Elle n’avait jamais eu aussi froid, même par la plus glaciale des nuits d’hiver de Téhéran, un froid plus intense que dans le noyau d’un corps de Kuiper qui tournait dans l’espace. Sa sueur froide lui piquait les yeux de son sel. Elle la goûta de ses lèvres gercées.
« Zoé, il faut que vous m’écoutiez. Écoutez-moi. »
Elle eut un inutile hochement de tête, s’imaginant un instant qu’elle était aveugle et qu’il se tenait juste à côté d’elle. Mais il ne s’agissait de rien d’autre que de sa voix dans la radio.
« Zoé, vous devez avoir une balise RF sur votre ceinture à outils. La balise RF, Zoé, vous vous rappelez ? Sur votre ceinture à outils. À peu près de la taille d’un défileur personnel. Vous pouvez l’activer ? »
La balise radio ? Pourquoi faire ? Il savait déjà qu’elle était là. Ils arrivaient même à se parler.
« Je ne vous trouverai pas si vous ne m’aidez pas un peu. Activez la balise, que je puisse la suivre. »
Les satellites de localisation réfléchiraient le signal jusque dans le casque de Tam. Oui, ça marcherait. Clignant des paupières, elle tendit le bras, atteignit sa combinaison déchirée, explora à tâtons la ceinture à outils. Ses doigts si maladroits lui donnaient l’impression d’être d’énormes ballons de baudruche, et elle avait le torse recouvert d’une substance gluante, peut-être à cause de la mousse. Elle s’attendait à avoir perdu la balise au cours de ses vaines pérégrinations ; mais non, elle l’avait. La petite boîte glissa hors de son étui.
« Je l’ai », parvint-elle à dire. D’une voix fruste, sa voix humaine.
« Vous pouvez l’activer pour moi ? »
Elle tourna et retourna l’appareil pour dénicher le renfoncement sur le côté. Elle le manipula jusqu’à ce que la balise s’éveille.
L’appareil bipa, un petit son qui confirmait son fonctionnement. Et une lumière s’alluma, un minuscule indicateur rouge, sur la façade.
Aussi modeste fut-elle, c’était une lumière. Zoé la tint contre son visage, se délectant de la sensation de voir. Précieuse et faible lueur ! Elle éclairait, certes très faiblement, à un centimètre ou deux autour de la balise. Une balise, en effet.
Elle mit sa main près de la lumière.
Ce qu’elle vit ne lui plut pas.
« Je l’ai, dit Tam. Cinq sur cinq. Tenez bon, Zoé. Ça ne sera plus long, maintenant. »
Les étoiles – ou bien leurs planètes – étaient vivantes et parlaient entre elles (chantaient entre elles, comprit Zoé) depuis des milliards d’années.
Isis, déguisée en souvenir de Dieter Franklin, chanta pour l’apaiser. Une berceuse. Une de celles que ses nounous lui chantaient autrefois, une comptine idiote qui parlait du rivage. De mettre un coquillage contre son oreille pour entendre la mer.