Un grand écran central se déploya du plafond.
Les images du paquet Yambuku consistaient en micrographies de virus, bactéries, prions et protéines biologiquement actives, tous, comme disait Hayes, « ANL » : en Attente d’un Nom Latin. Il y avait aussi une série de photographies conventionnelles destinées à illustrer un article qu’un de ses biologistes juniors soumettait à une revue. « D’autres explosions de souris ? » demanda Degrandpré.
Zoé n’avait jamais entendu cette expression.
À en juger par sa grimace, elle ne plaisait pas à Hayes. « Des expositions d’animaux vivants, oui.
— Montrez-nous ça, je vous prie, Dr Hayes. »
Hayes utilisa un défileur portable pour retrouver les images dans la mémoire centrale de la station orbitale. Zoé surprit, posé sur elle, le regard curieux de Degrandpré. Jaugeait-il sa réaction ? Et si oui, dans quel but ?
Elam Mather, une femme au visage charnu vêtue d’une blouse de laboratoire, se leva pour commenter les images d’une voix forte et rapide.
« Le principe consiste à évaluer la létalité et le mode d’action des micro-organismes ambiants d’Isis en les faisant passer dans une série de microfiltres. On prélève un échantillon d’air à l’extérieur de la station, au crépuscule, par un jour calme et sec. Les notes météorologiques sont jointes. Une analyse sommaire révèle un volume de matière organique avec l’assortiment habituel de gouttelettes d’eau, de poussière de silicate, etc. Après filtrage, cet échantillon est injecté dans une chambre d’isolement renfermant une souris clonale de la souche CIBA-37. »
Une image apparut sur l’écran.
Zoé la regarda, avala sa salive et détourna les yeux.
« On obtient le même résultat qu’avec de l’air natif non filtré, continua Elam Mather. La souris est prise de fièvre en quelques minutes et souffre d’hémorragies internes moins de deux heures plus tard. S’ensuit très vite un délabrement systémique puis des hémorragies externes et une déliquescence des tissus. Plus d’une douzaine d’espèces microbiennes étrangères ont été mises en culture à partir du sang de la souris. Une fois encore, on retrouve les suspects habituels.
« L’échantillon suivant est passé par un filtre plus fin qui, sur Terre, éliminerait spores et bactéries mais épargnerait les virus et les prions. La souris exposée à cet air meurt elle aussi – comme on le voit sur ces images – bien que la toxémie se déclare moins brutalement. Ce qui n’empêche pas d’aboutir au même résultat. »
Un mélange de fourrure et de tissu musculaire dans une mare de liquide noir. Comme si on avait passé la souris CIBA-37 au mixer. Ce qui aurait sans doute été plus gentil pour elle, pensa Zoé.
La vue de la créature morte l’affecta plus qu’elle ne l’aurait cru. Sa gorge se serra et elle se demanda si elle allait vomir.
Elle plissa des yeux pour éviter de voir les autres photos tout en ayant l’air de les regarder. Les expériences suivantes confirmaient et étendaient les premières, sans rien apporter de bien nouveau. Soit Degrandpré voulait les voir lui-même, soit il voulait que Zoé les voie.
Parce que je ne suis pas microbiologiste, devina-t-elle. Il me considère comme une théoricienne habituée au confort douillet de la Terre. Comme si je ne savais pas dans quoi je mets les pieds !
« Même avec un microfiltrage HEPA, la souris clonale finit par tomber malade après une exposition répétée à l’air natif. Dans ce cas précis, nous avons peut-être affaire à des poussières ou à des fragments de protéines qui pourraient déclencher une réaction allergique. Ce n’est plus la grosse éruption hémorragique, mais ça reste mortel… »
Dieter Franklin prit succinctement la parole : « La planète tente de nous tuer. Ça, nous l’avons montré il y a bien longtemps. Ce qui est surprenant, c’est la quantité d’énergie qu’elle y consacre. »
Degrandpré jeta un nouveau coup d’œil à Zoé, l’air de dire : « Vous voyez ? Isis vous tuera si vous la laissez faire. »
Zoé garda un visage neutre. Elle ne voulait pas lui faire le plaisir de montrer sa peur.
Le lendemain, elle rencontra par hasard Tam Hayes à la cafétéria.
Celle-ci était aussi austère que les autres salles de la station : un assemblage d’acier effectué par les constructeurs Turing, aux joints de soudure visibles, avec un ameublement de fortune constitué de chaises fragiles et de tables sur tréteaux. Comment faire autrement quand tout objet manufacturé provenait soit de la Terre, acheminé par vaisseau à un coût exorbitant, soit des usines de montage Turing situées sur la lune d’Isis, d’une taille comparable à Deimos. Au moins la cafétéria était-elle décorée. Quelqu’un avait exprimé ses talents artistiques en rainant les parois intérieures à l’aide d’un graveur d’assemblage. Un gaspillage de temps et d’énergie, estima Zoé, mais non de fournitures indispensables. La cloison du fond s’ornait ainsi d’une tapisserie celte faite de lignes enchevêtrées, dont le dessin général comprenait de discrètes marques de clans kuipers. Plutôt réussi, malgré ce vague côté subversif, jugea-t-elle.
Malheureusement, les plafonniers n’étaient que de simples micro-lampes au soufre, qui donnaient aux aliments le brillant artificiel du polystyrène.
« Bonjour, Dr Fisher. » Debout derrière elle, Hayes tenait un bol thermique de soupe flavinoïde glutineuse à la main. « Pas d’objection à ce que je me joigne à vous ?
— Bonjour ? » La montre de Zoé lui indiquait l’heure du dîner.
« J’ai gardé l’heure de Yambuku. Le soleil vient de se montrer sur les plaines – à moins qu’il ne pleuve. Vous le verrez bientôt par vous-même.
— J’attends ça avec impatience. On ne voit pas grand-chose depuis l’orbite.
— Ils sont un peu chiches avec les fenêtres, c’est vrai, mais les retransmissions en direct sont presque aussi bonnes.
— J’ai déjà vu des images filmées d’Isis, sur Terre. »
Il hocha la tête. « La fièvre orbitale d’Isis. Je connais ça, j’en ai moi-même souffert, autrefois. » Il s’assit face à elle. « Vous voulez le vrai, l’original. J’ai bien peur, hélas, que vous trouviez la même situation à Yambuku. Isis a beau être là, sous vos pieds, vous en êtes complètement isolé. Il m’arrive de rêver que je me promène dehors. Sans armure d’excursion, je veux dire. » Il ajouta : « Je vous envie, Dr Fisher. C’est une expérience que vous ferez tôt ou tard.
— Appelez-moi Zoé. » Qu’il reste là à bavarder avec elle indiquait clairement qu’il préférait la familiarité typique aux kuipers.
Il lui tendit – une nouvelle fois – la main. Elle se força à la prendre, pressa sa paume humide contre la peau sèche. « Tam », se présenta-t-il.
Elle n’ignorait rien de lui grâce à ses lectures préparatoires. Hayes faisait tourner Yambuku depuis le sol. C’était un cadre technique et un microbiologiste, exilé d’une de ces colonies kuipers puritaines pour avoir osé signer un contrat avec les Trusts.