La conscience, lui dit Isis, est née dans les petites choses de l’Univers, même si aucune d’elles n’est consciente. Isis lui expliqua que la vie avait appris à maintenir un contact spectral quand une cellule se divisait ; l’équivalent quantique des paires d’électrons suspendues dans des microtubules, « identique à la liaison à particules jumelles qui vous relie à la Terre ».
Encore quelque chose que la vie a inventé en premier, songea Zoé. Comme les yeux, qui transforment des impacts de photons en réactions neurochimiques d’une subtilité telle qu’une grenouille peut viser une mouche et un homme admirer une rose. Nous voyons les étoiles, après tout, pensa-t-elle. Seulement, nous ne les entendons pas.
La conscience animale, continua Isis, était rare dans l’Univers. On la chérissait du fait même de sa rareté. La biosphère galactique souhaitait la bienvenue à ses orphelins de retour à la maison. Isis regrettait que tant de personnes aient dû mourir pour rien – brèves apparitions de Macabie Feya et d’Elam Mather – mais c’était inévitable, un réflexe autonome de la biosphère d’Isis, une action aussi involontaire que le battement du cœur de Zoé et tout aussi difficile à contrôler. Mais Isis faisait de son mieux.
« Je ne suis pas morte, remarqua Zoé.
— Vous êtes différente, ma petite. »
Assez pour survivre ?
Une de mes petites filles a survécu.
Isis garda le silence sur ce point.
Vingt-six
Trop tard, pensa Kenyon Degrandpré.
Il marchait, la tête haute, dans le couloir circulaire de la station mutilée.
Trop tard.
Regardez-moi, pensa-t-il. Regardez-moi dans mon bel uniforme impeccable. Le corridor était presque désert – les membres d’équipage avaient en général préféré mourir à l’abri des regards, dans leurs cabines – mais l’attitude de ceux devant qui il passait restait empreinte d’une déférence teintée de peur. Il avait la main sur sa cravache, juste au cas où. Mais un directeur digne de ce nom s’abstenait autant que possible de recourir aux châtiments corporels.
Il se dirigeait d’une démarche raide et officielle vers la dernière des baies d’accostage, là où le véhicule de secours attendait pour l’emmener loin de la station, sur le vaisseau Higgs. Il était conscient de ses pas, rythmés et mesurés. Il ne s’écartait ni sur la gauche ni sur la droite. Il marchait au milieu de la galerie circulaire, gardant les parois ondulées à égale distance de ses épaules raidies. Il ne se penchait que pour passer les portes basses ouvertes dans les cloisons.
Il traversa une partie des quartiers de l’équipage. Chaque membre disposait d’une cabine privée, une étroite alcôve métallique, un réduit équipé d’un lit pliant. Certaines portes étaient ouvertes, et Degrandpré apercevait parfois des hommes et des femmes, inertes sur leurs couchettes, le nez et les lèvres encroûtés de sang. Il lui arrivait même d’entendre gémir ou hurler. La grande majorité des portes étaient fermées. La plupart des membres de l’équipage avaient choisi de mourir en privé.
« Lente », ainsi Corbus Nefford avait-il qualifié la maladie. Lente d’incubation, peut-être, à l’aune des micro-organismes isiens. Mais pas dans ses effets finaux. Entre les premiers symptômes et le décès, il s’écoulait environ trois ou quatre heures. Pas plus.
Tous les survivants qu’il croisait avaient le regard vide et hagard. Ils n’étaient pas morts, mais ils attendaient la mort, à moins que ces insensés ne croient à un sauvetage de dernière minute, à une miraculeuse inversion de leur destinée.
Degrandpré y croyait lui-même. Il s’avérait en définitive incapable d’affronter l’éventualité de sa propre fin. Pas après avoir tout fait pour l’empêcher : les quarantaines multiples, le sacrifice des évacués de Marburg, la rupture de la liaison à particules jumelles. Non : à la fin il fallait qu’il survive, sinon plus rien n’avait de sens.
Voilà pourquoi il mesurait ses pas et affectait le calme en traversant l’épais seuil d’acier du quai de secours. Seule la sueur qui coulait sur ses joues le trahissait. De même que sa faiblesse physique, la sueur l’ennuyait. S’il n’était pas malade, était-il fou ? Cette maladie, était-ce la folie ?
Il arriva peu après l’heure fixée et fut déçu de ne trouver que trois de ses directeurs dans la salle de préparation, une petite chambre en prise directe avec le vaisseau de secours. Leander, Solen et Nakamura. Les autres, lui apprit Leander, étaient malades.
« Mais nous, nous y avons échappé, leur dit Degrandpré. Le virus n’est pas entré dans nos corps, ou bien tellement affaibli qu’ils parviennent à se défendre. »
Après tout, se dit-il, je suis là.
Il se servit de sa clé de directeur général pour déverrouiller et activer le véhicule de secours. Le processus n’avait rien d’impressionnant : une lourde porte glissa en position ouverte. Derrière elle, l’intérieur exigu du vaisseau, les couchettes d’accélération agencées en cercle, pas de commandes de vol. C’était une espèce de tractible énorme qui ne savait faire qu’une chose : rejoindre la sphère de Higgs.
« J’ai l’impression d’être un lâche, dit Leander.
— Aucune lâcheté là-dedans. Nous avons fait tout ce que nous pouvions. »
Sur le seuil, Nakamura hésita. « Directeur, chevrota-t-elle, je ne me sens pas bien.
— Personne ici ne se sent bien. Entrez ou restez dehors. »
Le véhicule de secours s’éloigna de la station orbitale et suivit une route en boucle jusqu’au lanceur Higgs, qui attendait au L-5 entre Isis et sa petite lune.
La sphère de Higgs était enchâssée dans un planétoïde glacé, qu’un tractible avait remorqué là sept ans plus tôt. Des restes des micropropulseurs du tractible parsemaient encore l’objet, leurs tuyères noircies comme des sculptures rouillées disposées dans un jardin de roches sombres. Le complexe de lancement, entièrement automatique, s’aperçut de la proximité du véhicule de secours et entama avec lui le protocole d’accostage.
Le petit vaisseau s’arrima sans problème. Dans le planétoïde, des lumières s’allumèrent, anticipant une présence humaine. La température de ses couloirs étroits grimpa jusqu’à vingt et un degrés. Des tractibles médicaux s’alignèrent devant les écoutilles, en cas de besoin.
Le complexe de lancement interrogea à maintes reprises le module de secours, sans jamais obtenir de réponse intelligible.
Au bout d’un certain temps, comme déçu qu’un invité ne fasse pas son apparition, le complexe de lancement revint à l’obscurité. Les chambres d’habitation refroidirent jusqu’à la température ambiante. L’eau liquide fut réacheminée aux réserves de glace.
Les processeurs à surfusion décomptaient avec une patience infinie le temps qui passait. Isis continuait sa course autour du soleil, et nulle voix humaine ne s’élevait.
Vingt-sept
La lumière du casque de Tam Hayes tiendrait bien encore un jour et demi, voire plus. Elle durerait vraisemblablement plus longtemps que lui ; elle continuerait à brûler pendant que son cadavre refroidirait – ou, peut-être, se réchaufferait parce qu’il hébergerait un grouillement de micro-organismes isiens.
Pour l’instant, en tout cas, il était intact.
Il se fraya un chemin dans les étroits tunnels des mineurs, sa progression freinée par la taille de son casque et la grande fragilité de ce qu’il avait gardé de sa bioarmure. Il avait redouté une attaque des mineurs – vu son extrême vulnérabilité – mais à l’extérieur les animaux ne s’étaient pas approchés et il n’en voyait aucun dans le complexe de monticules. Les traces d’une présence récente ne manquaient pourtant pas : il passa devant des cavités et des culs-de-sac pleins d’une nourriture triée avec soin – ici une cache de graines, là un tas de fruits qui fermentaient à la chaleur. Dans d’autres galeries, il distingua des mouvements, juste hors de portée de sa lampe, un remue-ménage qui pouvait ressembler à un accouplement, à une mise bas, à des petits qu’on élevait, ou bien à une danse.