Il suivait la balise et, par son canal de com gardé ouvert, écoutait les monologues épisodiques de Zoé approcher de plus en plus de l’incohérence.
La navette de Yambuku devait déjà être partie rejoindre la station orbitale au silence obstiné. Tam Hayes et Zoé Fisher étaient les derniers sur le continent. À l’extérieur des tunnels, la nuit tombait sur les longues steppes occidentales, la forêt tempérée et les cimes des montagnes de Cuivre.
Zoé, malgré sa fièvre et des plongées fréquentes dans l’inconscience, entendait mieux la voix d’Isis, maintenant.
L’entendait ou tout au moins la comprenait. Elle apprit (et elle essaya d’en faire part à Hayes dans ses moments de lucidité) comment la conscience d’Isis reposait sur la biosphère de la planète ; comment chaque cellule vivante, de l’antique bactérie thermophile aux cellules spécialisées dans les yeux noirs des mineurs, contenait l’entité Isis. Les cellules vivaient et mouraient, évoluaient, formaient des communautés, devenaient des poissons, des oiseaux et des animaux ; rien de tout cela ne connaissait Isis ou n’était contrôlé par elle. Isis reposait sur leur mécanisme de la même manière que le contenu d’un livre repose sur des feuilles de papier tachées d’encre.
« C’est seulement », murmura-t-elle à Tam Hayes – ou à quelqu’un, peut-être à Theo – « c’est seulement quand la conscience animale atteint un certain degré de complexité qu’Isis peut interagir avec elle. Les mineurs ne sont pas vraiment intelligents, ce sont à quatre-vingt-dix pour cent des animaux. Mais ils ont cette petite partie d’Isis en eux. Ils arrivent à l’entendre un petit peu. »
Et puis :
« C’est pour ça que les projets SETI n’ont jamais rien trouvé. La galaxie regorge de vie, et elle parle ! Mon Dieu, Tam, si tu entendais ces voix ! Elles sont vieilles, vieilles, plus vieilles que la Terre ! Mais nous ne les écoutions pas. Il y a une Isis, mais il n’y a pas de Terre. Ces spores de vie qui ont fertilisé la Terre, à l’époque où elle était neuve et chaude, étaient abîmés – le lien était cassé, la cohérence quantique que la vie a appris à transporter entre les étoiles était brisée, perdue. La Terre s’est développée seule, n’importe comment. Quand les primates ont découvert le truc de la conscience, celui des neurones qui communiquent entre eux comme les planètes se parlent entre elles et fabriquent de la conscience à partir d’événements quantiques ; quand c’est arrivé, il n’y avait rien pour entraver notre évolution : pas de Terre, seulement des terriens. »
Et ne l’avait-elle pas senti ? N’avait-elle pas senti quelque chose de ce genre quand elle transportait le linge sale sous les étoiles hivernales ? C’était mal, toutes ces tortures, ces silences, cette hostilité et ces massacres dans l’histoire humaine, c’était mauvais, mais qu’est-ce qui était bien et juste ? Qu’est-ce qui était si précieux et si irrémédiablement perdu qu’elle souffrait de son absence ?
« Pourquoi les gens adorent-ils les dieux, Tam ? »
Parce que nous descendons d’eux, pensa Zoé. Nous sommes, par millions, leur progéniture muette et estropiée.
Elle toussa et sentit de l’humidité sur sa main. Du sang.
Quelque part dans ces catacombes de boue et de bouse, Tam Hayes progressait à tâtons vers elle.
Hayes, à qui l’écouteur de son casque retransmettait le bavardage de Zoé, se demandait dans quelles proportions elle répétait ce qu’elle avait entendu de la bouche de Dieter Franklin. Dans quelles proportions était-ce son propre délire ?
Et même, dans quelles proportions cela pouvait-il être vrai ?
Mais il y avait là-dedans trop de Zoé. Elle a besoin de l’idée d’Isis, se dit-il, de cette idée d’une communauté de mondes, parce qu’elle n’a jamais vraiment été la bienvenue dans aucun d’eux. L’orpheline mutilée, ce n’était pas l’humanité, mais Zoé.
Le long tunnel qui ressemblait à un couloir central tourna et s’enfonça davantage dans le sol. Hayes imagina une spirale creusée dans l’obscurité rocailleuse par d’innombrables générations de mineurs. Contournant les obstacles, progressant vers le soubassement avec une obstination bornée.
Des plantes riches en eau et presque transparentes poussaient dans le sol humide. Hayes s’interrogea sur leur métabolisme qui se passait de lumière et se basait sur les minéraux. Un fluide poisseux jaillissait de celles qu’il écrasait de ses gants.
L’illusion de Zoé. Le ciel qui lui parlait. Eh bien, il comprenait ce sentiment. Il était assez souvent arrivé à Tam de regarder les étoiles, de grimper dans les jardins solaires de l’Épine Rouge jusqu’à un hublot d’observation pour contempler le ciel qui tournait autour de lui, le Soleil qui ne brillait pas vraiment plus que les autres étoiles du carrousel. Entre autres convictions, sa mère affirmait que la biosphère reliait tout, des kangourous aux microfossiles martiens. Une croyance religieuse issue de son éducation de Marcheuse sur Glace. Qu’il avait rejetée avec le reste du patchwork idéologique – moitié puritain, moitié libertin – de la ceinture de Kuiper.
Mais il y avait cru aux moments où il observait les étoiles. Il savait ce que l’on ressentait en percevant un sens au-delà de sa propre compréhension, en voyant les étoiles comme une grande cité dans laquelle on ne pourrait jamais pénétrer, comme une république dont on ne pourrait jamais demander la citoyenneté.
Il sentit la fraîcheur de l’humidité sous sa jambe droite et comprit, sans vraiment se sentir concerné, qu’il avait dû endommager le noyau délicat de sa membrane protectrice. Exactement comme Zoé. Mais lui ne bénéficiait d’aucune amélioration immunitaire. Il fallait qu’il se dépêche.
Inutile de faire attention, désormais.
Peut-être, s’il lui donnait son casque, pourrait-elle l’utiliser pour trouver la sortie.
Elle fut tentée d’abandonner.
Isis ne pouvait pas la sauver – pas son corps naturel qui, en dépit de toutes ses améliorations, se mourait sous les attaques d’un trop grand nombre de micro-organismes inconnus. Elle avait résisté à une infection, ou à deux, peut-être même à trois, mais une multitude d’organismes l’assiégeait maintenant, alors qu’elle était déjà affaiblie par la faim et la soif.
Mais Isis l’aimait et ne la laisserait pas partir. Zoé – l’essence de Zoé – pouvait durer indéfiniment dans la matrice dense de la biosphère isienne. C’est ainsi qu’Isis lui parlait, par des entités virales qui se glissaient dans son système nerveux et transformaient des neurones terrestres en cellules isiennes flambant neuves. Qui la tuaient, mais se souvenaient d’elle. L’imaginaient. La rêvaient. Malgré tout, elle attendait Tam.
Quand il la rejoignit enfin, il était sujet à une forte fièvre.
Dans sa hâte et son désespoir, il avait oublié la raison de sa présence, il n’avait plus conscience que du tunnel et de la pression sur ses genoux et sur son cou, du poids du sol au-dessus de sa tête, de sa bizarrerie, et de la terreur qu’il lui inspirait. Quand cette connaissance lui pesait trop, il respirait à fond pour combattre la panique claustrophobique qui menaçait de le terrasser et de l’étouffer.