Et quand ses mains cessaient de trembler, quand il retrouvait l’usage de ses jambes, il poursuivait son chemin. Il suivait la balise qui l’emmenait à Zoé.
Étrange, l’importance qu’avait prise à ses yeux cette orpheline terrienne au thymostat défectueux. Étrange, la façon dont il avait investi tant de ses espoirs et tant de sa peur en elle, la façon dont elle l’avait conduit dans ce labyrinthe sous Isis.
Il s’imagina qu’il grimpait au lieu de ramper… que la clarté dans le couloir devant lui avait une autre source que la lampe de son casque.
Comme toutes ses fonctions, le sens de la vision de Zoé déclinait. Elle distinguait pourtant la lumière de Tam qui approchait.
Elle cligna des yeux. Une sensation poisseuse.
En la voyant, il sut que ses craintes étaient fondées : Zoé était perdue.
La biosphère avait fait du beau travail sur elle.
Elle était assise, le dos contre la paroi courbe du cul-de-sac, sa membrane en loques tel un vieux drapeau. Couleur d’une brique recouverte de suie, du sang séché maculait son ventre. La moisissure s’était attaquée à sa peau exposée, et s’étalait en renflements circulaires d’un bleu ou d’un blanc vif.
Même la mousse albinos avait commencé à s’en repaître, en rejoignant la moisissure en doigts épais qui recouvraient les bottes de Zoé.
Elle l’observa qui déverrouillait et enlevait son casque. La lampe – si lumineuse ! – jeta des éclairs frénétiques dans le cul-de-sac. Elle éclaira le plafond d’argile tassé, la gaze de la toile d’insecte pleine d’enveloppes momifiées, les délicats bulbes de mousse. Tam lui tendit son casque, avec tout son appareil respiratoire, ses réserves d’eau et cette magnifique lumière brillante.
Un geste d’une générosité bouleversante.
Mais elle refusa le cadeau d’un mouvement de la main. Trop tard. Trop tard.
Hayes comprit. Il en fut attristé, mais il posa le casque à ses côtés, la lumière dirigée vers le plafond. À chaque inspiration, il amenait d’autres micro-organismes isiens dans ses poumons. Ce qui n’avait pas vraiment d’importance. Il rassembla ses forces et s’installa à côté de Zoé, dans l’espace exigu de l’alcôve. Plus de peur du contact, désormais. La vie touche la vie, ainsi qu’Elam avait coutume de dire.
La chaleur irradiait de Zoé, celle de la fièvre et celle de l’infection parasitaire. Mais ses lèvres, quand il les toucha, étaient fraîches. Fraîches comme le bord d’un seau remonté d’un puits profond et couvert de mousse.
Il dit : « Je les entends. Les étoiles. »
Mais elle n’était plus en état de l’écouter.
Les mineurs évitèrent cette réserve de viande à l’odeur étrange jusqu’à ce qu’elle se fût décomposée en une masse plus familière de tissus enzymatiques diffus, mûrs de vie. L’odeur devint riche, puis exotique, puis irrésistible.
Se glissant dans la réserve, un par un, l’un après l’autre, ils festoyèrent durant plusieurs jours.
Vingt-huit
Mutilée mais toujours fonctionnelle, la station orbitale d’Isis continuait son circuit autour de la planète.
Pour compenser les pertes minimes mais inévitables du système de recyclage, les tractibles spatiaux allaient chercher de l’eau et de l’oxygène aux extracteurs Turing situés sur les pôles glacés de la lune. Les nombreux cadavres récemment découverts par les tractibles d’entretien avaient eux aussi été recyclés afin d’en récupérer les substances nutritives. Alimentés en nouvelles sources d’azote, de phosphore, de potassium et d’oligoéléments, les jardins prospéraient. Des panneaux solaires projetaient leur éclat sur d’épaisses haies de choux et de laitues et sur une profusion de tomates et de concombres.
Avrion Theophilus s’était réfugié dans les jardins tandis que les autres mouraient – Dieter Franklin, Lee Reisman, Kwame Sen et tous ceux revenus en navette de Yambuku, tous victimes du virus à action lente qui s’était infiltré dans la station.
Le virus persistait à se frayer un chemin à travers les joints des cloisons, à la recherche de nourriture. À force de ne plus en trouver, ses spores finirent par passer à l’état latent.
En bas, sur la surface de la planète, Marburg et Yambuku étaient abandonnés, et Theophilus avait ignoré les appels de plus en plus désespérés de l’avant-poste arctique, dont les périmètres avaient eux aussi cédé.
Tous morts, désormais, et il avait constaté avec horreur l’absence du vaisseau de secours et la rupture irréversible de la liaison à particules jumelles.
Lui, pourtant, survivait.
Il avait insisté auprès de son Trust pour se rendre sur Isis muni des mêmes modifications du système immunitaire qui équipaient Zoé Fisher. Un équipement qui le protégeait avec beaucoup d’efficacité, du moins contre l’unique organisme qui avait pénétré dans la station orbitale.
Il vivait, et il allait probablement continuer à vivre. Mais il était tout seul.
Il marcha dans la lumière filtrée des jardins, patrouillant sans relâche entre les tractibles silencieux et les feuilles vertes des succulentes. Il se parlait à lui-même car il n’y avait personne à qui parler. Il se demandait sans cesse, à voix haute, si quelqu’un viendrait, s’il serait secouru ou si on allait le laisser ici, si la solitude mettrait un mois ou un an à le rendre fou ou si son thymostat s’acharnerait à le garder sain d’esprit.
Il aurait tout le temps de découvrir les réponses à ses questions. Du temps, encore et toujours du temps.
Dans les corridors de la station, son ombre le suivait comme un chien égaré.
Il attendit, mais personne ne vint.
Épilogue
Durant cent cinquante ans – presque mois pour mois depuis son abandon – la station orbitale d’Isis navigua sur son orbite. Tirant son énergie du soleil (et toujours assez active malgré la panne de près de la moitié de ses échangeurs photoniques), auto-surveillée, auto-entretenue, elle attendit avec une patience qui semblait infinie l’arrivée des sauveteurs.
De loin, elle ne semblait pas avoir changé. Ce n’est qu’en approchant que les avaries et les marques du temps devenaient visibles.
Jasmin Chopra fut le premier membre de l’équipe de sauvetage à monter à bord de la station orbitale. Née sur Terre, son ascendance remontait à travers les deux Révolutions. Après une longue vie à servir apparemment avec fidélité les Familles anciennes[2], l’une de ses ancêtres, Anna Chopra, avait même été condamnée et exécutée comme agent provocateur.
Mais telle n’était pas la raison de sa présence. On l’avait choisie parce qu’elle avait déjà conduit, sans déplorer une seule perte humaine, deux équipes de secours dans les ruines mortelles du corps de Kuiper no 47 pour y récupérer plusieurs tonnes de fragments de lentilles de Higgs en matière exotique. Depuis, elle avait pris de l’âge – elle frôlait désormais la cinquantaine – mais s’était portée très tôt volontaire pour la mission Isis et avait utilisé sa situation pour exercer le maximum de pression. Ce qui lui permettait de se trouver là, plus loin de la Terre qu’aucun être humain ne s’était jamais trouvé au cours du dernier et chaotique siècle et demi.
Une fois les joints d’accostage de la station jugés intacts et sa pression interne augmentée de quelques millibars, Jasmin Chopra devint le premier sauveteur à en franchir le seuil.