Il avait trente-cinq ans. C’était son âge réel : il n’avait jamais suivi de cure de rajeunissement. Zoé trouvait attirantes les rides qui, au coin de ses yeux, ressemblaient à de gracieuses cartes topographiques. Theo en avait, lui aussi, mais plus rudes, plus marquées.
« Vous m’enviez, reprit-elle. Degrandpré, lui, a l’air de penser que je cours à ma perte.
— Eh bien, Degrandpré… La politique de la station orbitale m’est complètement étrangère, mais Degrandpré est une vieille marchandise terrienne. Sans vouloir l’insulter. C’est un directeur, un kacho. Il serait heureux que rien ne change jamais ici. Garder l’équilibre, mettre les livres de comptes au propre, sauver la face, voilà son programme. Ne vous attendez pas à la moindre sympathie de la part de Kenyon Degrandpré.
— On dirait qu’il cherche à me faire peur.
— Et ça marche ? »
Bien que posée sur le ton de la plaisanterie, la question la fit sursauter.
Car oui, cela marchait. Elle avait peur.
Maintenant qu’elle se l’avouait, elle avait si peur que la nourriture restait bloquée dans sa gorge et que son estomac se nouait comme un poing.
Elle avait peur plus qu’elle ne l’aurait cru possible.
« Zoé ? » En face d’elle, Hayes fronçait les sourcils. « Ça va ? »
Elle reprit le contrôle d’elle-même. « Oui, ça va. »
Il suffisait d’attendre que son thymostat remplisse sa fonction, qu’il la lave d’un flux apaisant de neurotransmetteurs. Cela allait arriver, Zoé en était sûre, il suffisait d’un peu de patience. La peur disparaîtrait, et elle redeviendrait normale.
Deux
Le voyage de retour à la surface d’Isis n’avait en général, en tout cas par temps calme, rien de bien palpitant – et mieux le valait ennuyeux plutôt que mouvementé. Mais à peine la navette avait-elle percé la couche nuageuse que Tam Hayes découvrit qu’une situation de crise l’attendait. Rien d’inhabituel pour Yambuku… sauf que celle-ci était potentiellement meurtrière.
Hayes avait laissé la station entre les mains de Macabie Feya. Ingénieur expérimenté, membre de l’Église mormone réformée et du clan de l’Aiguille du Corps Kuiper 22, Mac alliait le génie de la micro et des appareils Turing à la maîtrise de la technique stérile la plus pointue que pouvait fournir une formation kuiper. Avec deux ans de station, on aurait pu le croire trop ancien à Yambuku, trop averti pour sortir dans une armure non certifiée. C’était pourtant précisément ce qu’il avait fait et la raison de ses ennuis actuels à l’extérieur.
Haut dans le ciel, un éparpillement de cirrus courait à travers les steppes occidentales. La navette surgit des nébulosités et retrouva une lumière délavée. Malgré l’orage qui déversait des rideaux de pluie à une douzaine de kilomètres au nord de la vallée fluviale, les vents soufflaient faiblement. À l’est, un front nuageux dissimulait presque toute la chaîne des montagnes de Cuivre ; le soleil étendait quelques doigts jusqu’aux contreforts émeraude. Yambuku était situé au cœur du continent occidental, sur une pente forestière plutôt sèche, par rapport à l’humidité omniprésente sur Isis. Le vent et les pluies quasi-quotidiennes créaient souvent des problèmes : ils perturbaient les horaires des navettes et empêchaient la sortie des télésenseurs.
Dans la navette, Hayes se hissa aux côtés du pilote remplaçant, qui hocha sèchement la tête. « Peu de détails pour l’instant, Dr Hayes. Ils sont pas mal pris par la situation. Sauf erreur, Mac est sorti effectuer une opération de maintenance et s’est retrouvé avec une brèche dans sa combinaison… pas une brèche complète, mais ils sont coincés à cause de la décontamination, et lui est immobilisé par son armure défectueuse.
— Conduisez-moi là-bas le plus vite possible, dit Hayes.
— On fait de notre mieux. »
Dôme dressé au-dessus du cœur stérile de la station, la baie d’accostage de Yambuku en était la plus grande structure. Elle s’ouvrit afin de laisser la navette exécuter son atterrissage vertical, puis se referma avec une lenteur insupportable par-dessus l’aire d’atterrissage. L’atmosphère d’Isis fut évacuée et remplacée par de l’air stérile issu des piles d’échange, puis la zone fut assainie trois fois, d’abord par des aérosols stérilisants, puis par des ultraviolets et enfin par de la chaleur radiante à peine moins élevée que les températures subies lors de la rentrée dans l’atmosphère. Durant cet interminable nettoyage, Hayes s’entretint avec Cai Connor, qui dirigeait les opérations lorsque Hayes s’absentait et que Mac était indisponible.
Connor, une chimiste organique, avait presque autant d’expérience que Mac Feya. Hayes ne doutait pas qu’elle affrontait cette urgence au moins aussi bien qu’il l’aurait fait lui-même, mais il sentait l’anxiété transparaître dans ses propos. « Le contact avec Mac est sporadique. Nous lui avons envoyé des tractibles télécommandés, mais il ne coopère pas du tout. La décontamination sera, au mieux, délicate, et nous ne voulons pas risquer d’ouvrir une autre brèche en forçant une articulation…
— Du calme, Cai. Racontez-moi tout depuis le début, s’il vous plaît. Tout ce que je sais, c’est que Mac est sorti faire de la maintenance.
— Nous avions encore un problème d’étanchéité, cette fois-ci au niveau du hangar sud des tractibles. Vous connaissez Mac : il s’arrache les cheveux sur ces segments défectueux. Franchement, il n’aurait pas dû sortir. La combinaison d’excursion alpha était coincée en maintenance. Il a pris la bêta alors qu’elle n’avait pas été révisée depuis sa dernière sortie. Il faut croire qu’elle en avait besoin. Il était devant le hangar en train de prélever des échantillons du joint fautif et de le calfater quand un servo de sa jambe droite s’est mis en surchauffe. L’homéostasie de sa combinaison s’est affolée, puis le système s’est bloqué. Il a subi panne sur panne. La surchauffe du servomoteur a percé l’armure extérieure, impossible de savoir si le joint intérieur est touché – les télémesures se contredisent. Ce dont nous sommes sûrs, c’est que l’armure a cuit la jambe de Mac au-dessus du genou. Malgré les analgésiques qu’elle lui a administrés – elle a d’ailleurs presque épuisé son stock –, il souffre terriblement. En plus, il se conduit de façon incohérente, donc on ne peut pas compter sur lui pour coopérer à notre tentative de sauvetage. »
Une grimace crispa le visage de Hayes. Dieu vienne en aide à Mac, cloué au sol par un moteur défaillant, brûlé, souffrant, et – ce qui était sans doute le pire – ne sachant pas si son biopérimètre avait résisté ou s’il pouvait déjà se considérer comme mort. « Cai, où en est la combinaison alpha, au niveau maintenance ?
— Ne quittez pas. » Elle consulta quelqu’un hors de portée du transducteur. « J’ai fait accélérer la procédure dès le déclenchement des alarmes de Mac. Elle a passé les diagnostics préliminaires sans anicroches, mais aucun des tests en profondeur n’a pu être effectué.
— Récupérez-la et tenez-la prête.
— Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus judicieux à faire.
— Tenez-la prête, Cai, merci. Et amenez-nous le tunnel.
— OK, ça vient. » Malgré ses doutes, elle semblait soulagée qu’il soit de retour pour endosser la responsabilité de la station. « Encore une vingtaine de minutes avant la confirmation.
— Je veux que l’armure soit prête à ma sortie du tunnel. D’ici là, continuez comme avant : efforcez-vous de garder Mac le plus calme possible et faites en sorte qu’on munisse les tractibles de corsets chordaux. Et relayez-moi sa télémesure, je pourrai peut-être en tirer quelque chose.