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Marc Elsberg

BLACK-OUT

Demain il sera trop tard

Jour 0 — vendredi

Milan

Piero Manzano donna un brusque et énergique coup de volant tandis que le capot de son Alfa glissait inexorablement en direction de la voiture vert pâle qui le précédait. Il arc-bouta ses deux bras sur le volant, croyant déjà entendre le bruit désagréable de deux carrosseries qui se télescopent. Freins, pneus qui crissent, dans le rétroviseur les phares des autos derrière lui, le choc imminent.

Cet instant resta en suspens ; de manière surprenante, Manzano pensa à du chocolat, à la douche qu’il comptait prendre une fois chez lui, dans vingt minutes, au verre de vin qui suivrait, sur le canapé, ainsi qu’à un rendez-vous avec Carla ou Paula au cours du prochain week-end.

L’Alfa s’arrêta, dans un ultime soubresaut. À quelques millimètres du pare-chocs de l’autre voiture. Manzano fut plaqué dans son siège. La route était plongée dans une nuit noire, les feux tricolores, encore verts l’instant d’avant, s’étaient éteints ; ils n’étaient plus qu’une trace dans la rétine de Manzano. Tout autour de lui, un bruit infernal de klaxons et de tôles froissées. Sur sa gauche arrivaient à toute allure les phares d’un camion. Là où, à l’instant, se trouvait la voiture vert pâle, filait déjà un mur bleu dans une gerbe d’étincelles. Un choc puissant projeta la tête de l’Italien contre la vitre latérale, sa voiture se mit à tourner comme une toupie jusqu’à être stoppée par un autre choc.

Étourdi, il leva les yeux et tenta de s’orienter. L’un de ses phares éclairait les flocons de neige qui dansaient sur l’asphalte sombre et mouillée. Un pan de son capot avait été arraché. Quelques mètres plus loin, devant lui, les feux arrière du camion.

Manzano réfléchit en un quart de seconde. Rapidement, il défit sa ceinture de sécurité, prit son téléphone portable et sortit à la hâte de son véhicule.

Il attrapa dans le coffre la trousse de premiers secours et le triangle réfléchissant. En passant devant sa voiture, il y jeta un coup d’œil : de la partie avant gauche et de la calandre, le camion n’avait pas laissé grand-chose. La roue était profondément enfoncée dans une bouillie de ferraille. Une véritable épave.

La portière du conducteur du camion était ouverte. Manzano fit le tour de la cabine et regarda.

Les phares des véhicules sur la voie opposée créaient une ambiance inquiétante. Là aussi il y avait eu des carambolages, la circulation était figée. La voiture vert clair était défoncée sur toute la largeur du siège passager, écrasée de biais par le pare-chocs du poids lourd. Du capot, ou de ce qu’il en restait, montait une fumée qui enveloppait la scène. Un homme petit et trapu, vêtu d’une doudoune sans manches, tremblait à la portière du conducteur complètement pliée. Probablement le chauffeur du camion, songea Manzano. Il se rua vers la voiture. Ce qu’il vit le fit chanceler.

Le choc avait arraché le siège conducteur de ses attaches pour le projeter littéralement sur les genoux de la passagère. Le chauffeur pendait sans vie dans sa ceinture de sécurité, la tête étrangement vrillée, avec devant lui les airbags dégonflés. De la passagère, on ne voyait que le crâne et un bras. Son visage était maculé de sang, ses paupières closes tremblotaient. Ses lèvres bougeaient presque imperceptiblement.

« Une ambulance, cria-t-il au chauffeur du camion. Appelez une ambulance !

— Pas de réseau ! »

Les lèvres de la passagère ne bougeaient plus. Seules quelques petites bulles de sang à leurs commissures, qui se formaient à chaque nouvelle respiration, attestaient qu’elle vivait encore. Entre-temps, tant de curieux s’étaient rassemblés que le lieu de l’accident n’était plus éclairé que par quelques rais de lumière des phares. Debout dans les bourrasques de neige, ils observaient.

Manzano leur cria de dégager, mais aucun ne fit mine de bouger, comme si personne ne l’avait entendu. Il ne réalisa qu’alors ce qu’il n’avait perçu qu’inconsciemment avant l’accident. L’éclairage public ne fonctionnait plus. C’est pourquoi il faisait si sombre. La nuit était bien plus noire qu’à l’accoutumée. « Mon Dieu ! Comment allez-vous ? lui demanda un quidam en anorak. Étiez-vous dans la voiture ? »

Il hocha la tête. « Pourquoi ? »

L’autre désigna sa tempe gauche. « Vous avez besoin d’un médecin. Asseyez-vous. »

Manzano ressentit alors des pulsations à un endroit de sa tête d’où suintait un liquide chaud qui coulait vers sa gorge. Il fut pris de vertiges.

Tandis qu’il glissait contre les restes de l’auto vert pâle et qu’il luttait vainement contre l’évanouissement, le son infini et strident du klaxon de l’épave hurlait tel un dernier cri de détresse, s’étirant dans la nuit.

Rome

Le signal retentissait sans interruption, accompagné de toute une batterie de lumières clignotant sur les écrans de Valentina Condotto.

« Aucune idée de ce qu’il se passe ! cria-t-elle en appuyant violemment sur les touches. D’un coup, la fréquence monte très haut, suivie de la coupure automatique. On a perdu toute l’Italie du nord ! Comme ça. Sans crier gare ! »

Voilà trois ans que Condotto avait rejoint l’équipe du centre de conduite de Terna, à côté de Rome, en tant que régulatrice. Depuis, huit heures par jour, elle dirigeait le courant électrique dans le réseau italien ainsi que les transferts d’électricité avec les pays voisins.

Sur le mur de projection de six mètres par deux qui lui faisait face brillaient des lignes colorées et de petites cases sur fond noir. Le réseau électrique italien. À gauche et à droite, des écrans affichant les données du réseau en temps réel. Sur le bureau de Condotto, quatre écrans plus petits avec encore plus de lignes de chiffres, des courbes, des diagrammes.

« Le reste du pays est passé en jaune, cria son collègue, le dispatcher Giuseppe Santrelli. J’ai Milan en ligne. Ils veulent augmenter la puissance mais ne reçoivent aucune fréquence stable d’Enel. Ils demandent si nous pouvons faire quelque chose.

— C’est la Sicile qui est en rouge, maintenant ! »

Même système que pour les feux de circulation : en vert, aucun problème sur le réseau. En orange, il y a des difficultés. Rouge : black-out. Grâce au système d’alerte européen, chaque compagnie d’électricité pouvait savoir à tout moment si, à un quelconque endroit du réseau, sourdait une menace. En ces temps d’interconnexion internationale, y compris en ce qui concernait l’électricité, c’était une nécessité absolue.

Une grande partie de ces processus est effectuée par des ordinateurs qui régulent le courant en millisecondes, les opérateurs des centres de conduite n’ont qu’à contrôler. Ainsi, ils ne doivent laisser varier la fréquence de cinquante hertz que de manière insignifiante, sans quoi les générateurs peuvent subir de lourds dommages. Lors de pertes de fréquence relativement importantes, les ordinateurs déconnectent automatiquement les parties du réseau concernées.

Une surface rouge lumineuse sur le grand mur de projection montrait à Condotto que les ordinateurs avaient retiré du réseau presque toutes les zones au nord du Lazio et des Abruzzes. La Sicile était touchée également. Seule la partie inférieure de la botte recevait encore de l’électricité. Plus de trente millions de personnes se trouvaient dans le noir.

Soudain, en raison de l’énergie qui se concentrait sur le réseau restant, il y eut une surcharge, provoquant de dangereuses variations de fréquence ainsi que d’autres interruptions automatiques.

« Bim ! Ça a sauté, remarqua laconiquement Santrelli. La Calabre, la Basilicate, des parties des Pouilles et de la Campanie en rouge. Les régions restantes en orange. Et regarde donc ! Les Français et les Autrichiens ont aussi des problèmes. »