Depuis la libéralisation du marché de l’électricité, il y a quelques années, les missions sont devenues de plus en plus importantes, et, simultanément, de plus en plus complexes. Aujourd’hui, l’électricité traverse presque toute l’Europe, depuis l’endroit où elle est produite jusqu’à celui où elle est consommée. Donner et prendre en permanence. Mais cet équilibre, précisément, venait de s’effondrer dans plusieurs parties de l’Europe. C’est ce que redoutait Pewalski.
« C’est encore pire qu’en 2006 », soupira un second dispatcher.
Pewalski se rappela que cet homme était là lorsqu’E.ON, au soir du 4 novembre 2006, sans aucun signe d’alerte des réseaux voisins, avait mis hors service une ligne à haute tension. Il fallait permettre le passage par le canal d’un navire de croisière en provenance de Binnenwerft Papenbourg en direction de la côte. La ligne reliant Landsbergen à Wehrendorf fut surchargée, entraînant immédiatement son déclenchement automatique. Des lignes décrochèrent alors dans tout le continent. Bien qu’ils aient lutté sang et eau, Pewalski et ses collègues ne purent que constater finalement comment une quinzaine de millions de personnes à travers tout le continent ne furent plus approvisionnées en électricité. Ils n’avaient pu rétablir le courant qu’après plus d’une heure et demie, en collaboration avec leurs homologues étrangers. Ils étaient passés à un cheveu de la coupure générale de tout le réseau européen.
La situation actuelle était plus dramatique encore.
« La République tchèque est maintenant complètement en rouge », avertit le jeune homme.
Il y a vingt minutes, les Italiens avaient fait état des premiers problèmes. Pendant la coupure au sud de l’Europe, la Suède avait rencontré d’importantes difficultés, puis toute la Scandinavie. Manifestement, les intempéries hivernales, particulièrement violentes à cette époque, faisaient des victimes aux quatre coins du vieux continent.
« Nous devons à tout prix maintenir le réseau allemand, pour ne pas interrompre la liaison est-ouest », asséna Pewalski avec détermination.
Au sein de la salle de conduite, tout partait à vau-l’eau. Les opérateurs déviaient le courant sur les lignes encore intactes, coupaient des centrales, en mettaient d’autres en marche, aiguillaient l’énergie excédentaire vers des centres de stockage, tant qu’ils pouvaient en absorber. Ou, si besoin, ils délestaient, contraignant ainsi des usines au chômage technique ou plongeant des milliers de personnes dans l’obscurité.
Pewalski, impuissant, observait de plus en plus de lignes devenir rouges sur le tableau.
Extérieurement, il essayait de garder son calme. Ses pensées, cependant, se bousculaient. Tant que, dans toute l’Europe, suffisamment d’électricité était produite et consommée, ils pourraient réactiver relativement rapidement le réseau. Dans le cas d’une coupure totale, il en irait tout autrement. Il faudrait plus de quelques minutes pour remettre en marche un réacteur nucléaire ou une centrale au charbon, de même qu’une centrale hydroélectrique d’accumulation par pompage, ou à turbines à gaz.
« L’Espagne est dans l’orange.
— O.K. Ça suffit, dit Pewalski, résolu. Verrouillons l’Allemagne. Puis d’ajouter à voix basse : si toutefois c’est encore possible. »
« Espérons qu’on a assez d’essence », dit Chloé Terbanten.
Sonja Angström détacha son regard du paysage enneigé bordant l’autoroute, pour le tourner vers l’habitacle. Elle était assise avec Lara Bondoni sur la banquette arrière, Terbanten conduisait la voiture tandis que, sur le siège passager, Fleur van Kaalden battait la mesure sur sa cuisse, en rythme avec la musique de la radio.
« Peut-être, pour plus de sécurité, ferions-nous mieux de refaire le plein en Allemagne », proposa van Kaalden. Elles ne devaient pas être bien loin de la frontière autrichienne, une heure encore, probablement, avant d’atteindre le chalet qu’elles avaient loué pour la semaine à venir. Sur leur droite et leur gauche, s’esquissaient déjà les contreforts des Alpes dans la lumière de la lune qui perçait de temps en temps à travers les nuages. Parfois, Angström pouvait discerner les contours de fermes dont les occupants devaient probablement se coucher de très bonne heure, tant elles étaient sombres.
Elles voyageaient dans la Citroën de Terbanten, le coffre plein de grosses valises, d’affaires de sport, de skis et de planches de surf. En chemin, elles avaient déjà fait une fois le plein, bu un café et flirté avec quelques jeunes Suédois qui se rendaient en Suisse pour y faire du snowboard.
« Prochaine station-service dans un kilomètre. » Van Kaalden désigna le panneau au bord de l’autoroute, devant lequel Terbanten passa en trombe, à au moins 180 km/h.
Angström chercha des yeux les lumières de la station, mais ne vit que le paysage baigné par la lumière lunaire.
Terbanten prit la sortie, un grand virage étiré.
« Probablement de l’autre côté de l’autoroute », songea Bondoni lorsque s’ouvrit devant elles une grande étendue avec un enchevêtrement de rayons lumineux.
Terbanten freina.
« Qu’est-ce qu’il se passe ici ? »
Seuls les phares de voitures, attendant en longues files devant les pompes à essence, projetaient des taches claires sur la façade de la station-service, dont toutes les lumières étaient éteintes. Quelques halos lumineux se balançaient dans la nuit, probablement des lampes de poche.
Terbanten laissa les phares allumés et elles descendirent.
D’un coup, Angström fut saisie par le froid, sous son jean et son pull. La voiture qui les précédait avait une plaque allemande. Angström parlait quelques mots dans cette langue, raison pour laquelle elle passa devant et demanda ce que cela signifiait.
« Coupure de courant », lui expliqua le chauffeur à travers la vitre à demi fermée.
L’homme en salopette à l’une des pompes lui adressa la même réponse.
« Donc, on ne peut plus faire le plein ? demanda-t-elle.
— Les pompes fonctionnent à l’électricité. Sans courant, impossible de faire remonter l’essence depuis les cuves.
— Et vous n’avez pas de circuit de secours ?
— Nope. Désolé. Il haussa les épaules. Mais tout va bientôt rentrer dans l’ordre, affirma-t-il.
— Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? s’enquit Angström en jetant un regard sur la file d’attente et le parking bondé du restaurant, lui aussi dans le noir. Un vendredi de départs en vacances d’hiver !
— Un quart d’heure, peut-être. »
Peut-être, répéta Angström dans sa tête en retournant vers les autres. Elle raconta à ses amies ce qu’on venait de lui apprendre.
Terbanten tapa de la main sur le toit du véhicule et s’écria : « En voiture ! On va à la station suivante. »
« Qu’est-ce que tout ça signifie ? Vous n’en savez rien ? »
Le ministre de l’Intérieur se tenait en smoking devant l’écran, un homme grand au visage rougeaud, les cheveux clairsemés ; il avait l’air irrité. Il avait probablement dû quitter en vitesse un dîner de gala, ainsi que le laissaient deviner ses vêtements. Frauke Michelsen ne se souvenait pas de l’avoir déjà vu dans la situation room du ministère de l’Intérieur. Peut-être parce qu’elle-même n’y venait que rarement.
Désormais, la pièce était comble. Des collaborateurs des départements des services publics, des technologies de l’information et de la communication, de la police fédérale, de la sécurité publique, de même que des départements de la gestion de crises, de la protection de la population — Michelsen les connaissait tous plus ou moins.