Après un trajet de vingt minutes se dessina devant lui la silhouette de la petite ville de Saint-Laurent-Nouan, inhabituellement sombre en cette nuit, sans lumière aux fenêtres ni éclairage public. Insolentes, les imposantes tours de refroidissement s’élevaient derrière la ville, dans un bain de lumière — faible et fantomatique. Étrange tout de même, songea-t-il en regardant le colosse, que nous n’ayons pas fait évoluer l’idée fondamentale de cette technologie depuis deux siècles ni que nous ne l’ayons remplacée par une approche plus moderne. Une centrale nucléaire n’est rien d’autre, dans son principe, qu’une gigantesque machine à vapeur, de celles qu’on utilisait déjà au début du dix-huitième siècle. De nos jours, au lieu de bois, on utilise comme combustible de l’uranium fissile ou du plutonium, qui entraînent les générateurs.
Cette centrale, ne produisant que mille mégawatts, compte parmi les plus petites du pays. Les deux réacteurs à eau pressurisée se trouvent directement en bordure de la Loire, d’où ils tirent leur liquide de refroidissement. Lorsque Marpeaux avait commencé à officier sur le site à la fin des années 1980, les deux anciens réacteurs UNGG étaient encore en activité. L’accident majeur au cours duquel un élément de combustible avait fusionné, puis contaminé le bâtiment et paralysé la centrale pour deux ans et demi, remontait à sept ans en arrière. Au début des années 1990, EDF avait condamné les deux anciens réacteurs.
Marpeaux passa le contrôle de sécurité de l’entrée et gara sa voiture à l’endroit même d’où il était parti voilà quinze heures, après avoir passé la direction de l’équipe de nuit aux collègues de l’équipe du matin.
La France tire 80 % de son électricité de ses centrales nucléaires. Si les informations des heures passées se révélaient exactes et que le réseau était presque complètement effondré, la plupart des réacteurs avaient dû être arrêtés en urgence, réfléchit Marpeaux. Les mécanismes de sécurité automatiques auraient stoppé la réaction nucléaire en chaîne. En raison de ses fonctions, il savait depuis des décennies ce que de nombreuses personnes ignoraient, tout du moins jusqu’à la catastrophe de Fukushima : un réacteur à l’arrêt continue à produire de la chaleur et doit être refroidi. Même s’il ne s’agit que de 10 % de la température de l’activité normale, c’est tout de même suffisant pour faire fondre un réacteur non refroidi et conduire à une catastrophe majeure. Normalement, l’énergie nécessaire aux systèmes de sécurité et de refroidissement provient du réseau électrique public. Que celui-là fasse défaut, alors les systèmes de secours se mettent en route. C’est ainsi que la centrale de Saint-Laurent possède, par réacteur, trois systèmes de secours indépendants les uns des autres, alimentés par des moteurs diesel. Leurs réserves leur permettent de fonctionner au moins pendant une semaine.
Lorsqu’il ouvrit la porte du poste de contrôle, il entendit les signaux sonores incessants et frénétiques des différentes alertes. Depuis bientôt vingt ans, Marpeaux travaillait comme conducteur de pile, et depuis presque huit ans, il était chargé de l’exploitation d’un réacteur, à la tête d’une des trois équipes. Voilà longtemps que son pouls ne s’accélérait plus dans de telles situations. Lorsqu’il entra dans la salle illuminée par des centaines de lampes et où clignotaient des voyants lumineux, une dizaine d’employés, conducteurs de pile, de machines, expérimentateurs, etc. se tenaient assis ou debout à leurs postes de travail, calmes et concentrés. Certains contrôlaient les chiffres, les aiguilles et les voyants devant eux, d’autres recherchaient dans d’épais manuels ce que signifiaient ces signaux dans leurs moindres détails, et les raisons pour lesquelles ils avaient été déclenchés. Des hommes très expérimentés qui, au moins deux semaines l’an, devaient s’entraîner à faire face aux plus graves accidents possibles. Le chef de quart en poste le salua d’un signe de la main.
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Un diesel du réacteur 2 nous a lâchés. Dès le début.
— Les autres fonctionnent ?
— Sans problème.
— C’est lié au test ? »
Trois jours auparavant, ils avaient examiné deux des systèmes d’alimentation d’urgence.
Le chef de quart haussa les épaules.
« Tu sais bien ce que c’est. Nous le saurons peut-être dans deux mois, lorsque nous aurons tout passé en revue et reconstruit. »
« Inspirez et expirez profondément », exigeait le médecin.
Manzano sentait la pression froide du stéthoscope sur son dos.
« Mais puisque je vous dis que je vais bien ! » protesta-t-il.
Le médecin, une jeune femme qui aurait fait bonne figure dans une série télé, se plaça devant lui et éclaira ses yeux à l’aide d’une petite lampe torche.
« Maux de tête ? Vertiges ? Engourdissements ?
— Non, rien. »
Torse nu, Manzano était assis sur une civière dans une minuscule pièce des urgences de l’Ospedale maggiore de Milan. Bien qu’après une seconde d’inconscience il ait recouvré ses esprits sur le lieu même de l’accident, les secouristes avaient insisté pour l’emmener. Sa voiture n’était plus qu’une épave, les pompiers s’en occuperaient.
« Ouvrez la bouche. »
Manzano obéit, et la doctoresse examina sa gorge. Autant de soins pour une petite plaie à la tête, ça demeurait une énigme à ses yeux.
« Raccommodez-moi ça, là, en haut, et laissez-moi rentrer chez moi, lui dit-il.
— Y a-t-il quelqu’un pour s’occuper de vous ?
— C’est une proposition ?
— Non.
— Dommage.
— Êtes-vous certain de ne pas vouloir rester ici ?
— Si nous prenons un verre de vin chaud ensemble, je reste bien volontiers. Autrement…
— C’est tentant, répondit-elle d’un rire froid, mais, ici, nous n’utilisons l’alcool que pour désinfecter.
— Dans ces conditions, je boirai un verre de Barolo chez moi. J’espère qu’on peut éviter de faire des radios.
— On peut », concéda-t-elle en brandissant une seringue.
À la vue de l’aiguille, Manzano se trouva mal. « Je vais vous faire une anesthésie locale à proximité de la blessure, ça ne sera pas long. Attention, ça va piquer.
— C’est vraiment nécessaire ?
— Vous voulez que je vous recouse sans anesthésie ? »
Manzano se cramponna à la civière. « Le courant est-il coupé ici également ? » demanda-t-il pour penser à autre chose, et il regarda le sol, afin de ne pas voir la doctoresse. Il ruisselait de sueur.
« Dans toute la ville, manifestement. Depuis une heure, je reçois des gens comme vous, plus encore attendent dehors. Accidents de la circulation parce que les feux de signalisation ont cessé subitement de fonctionner, des passagers qui sont tombés lorsque le métro s’est arrêté d’un coup. Voilà, c’est fini. Vous garderez une petite cicatrice, rien de grave. Ça rend un homme plus intéressant. »
Manzano se détendit de nouveau. « Intéressant comme Frankenstein, vous voulez dire. »
Cette fois, c’est un vrai sourire qui s’esquissa sur son visage. Il passa sa chemise au col souillé par le sang, puis son manteau, râpé aux manches, remercia le médecin et s’en alla.
Devant l’hôpital, il chercha en vain un taxi. Il se renseigna auprès du préposé derrière le guichet d’informations, qui ne fit que hausser les épaules, l’air navré.
« Si j’arrive à avoir quelqu’un, je peux vous en commander un, mais en ce moment il y a une heure d’attente au moins. Les transports en commun ne fonctionnent plus. Du coup les taxis tournent à plein. Comme lors de la grande coupure de 2003. »