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Il tapa quelque chose sur son clavier en continuant ses explications.

« Ces compteurs fonctionnent d’après le même principe que de petits ordinateurs. C’est pour ça qu’on les appelle aussi smart meters, c’est-à-dire compteurs intelligents ou encore compteurs communicants. Grâce à eux, la compagnie d’électricité peut non seulement avoir accès aux données concernant ta consommation d’électricité, mais également commander le compteur à distance.

— Je sais, ils peuvent même me couper le courant, fit Bondoni.

— Pour cela, et pour bien d’autres choses, la compagnie d’électricité utilise différents codes.

— Comme celui qui est là ?

— Tout à fait. Et en ce qui nous concerne, ce qui est intéressant est que nous pouvons également entrer en contact avec cette petite boîte, si nous nous en donnons la peine. »

Bondoni ricana. « Ce qui n’est sans doute pas tout à fait légal. »

Manzano haussa les épaules.

« Et comment établit-on ce contact ?

— Tout simplement par une interface infrarouge. De nos jours, presque tous les ordinateurs en sont capables. Même ton téléphone portable. Je l’ai déjà fait. Afin de voir ce que pouvait faire ce machin, et comment.

— Et on n’a pas besoin de mot de passe ? Ces données ne sont-elles pas protégées ?

— Bien sûr ! Mais de tels cryptages sont la plupart du temps faciles à craquer. Et concernant le mot de passe, tu serais étonné par tout ce qu’on peut trouver sur Internet, lorsqu’on sait où chercher.

— C’est très certainement illégal. »

Cette fois, c’est Manzano qui ricana.

« On veut savoir à quelle sauce on va être mangé, ou non ? »

Entre-temps, les données qu’il recherchait étaient apparues sur son écran.

« L’autre fois, j’ai pu sélectionner les codes de commandes. Tu vois la liste, ici. Avec celui-ci, le fournisseur donne l’ordre que lui soit communiquée la consommation actuelle. Ou celui-là. Il permet au fournisseur de limiter la consommation à deux cents watts, et ainsi de suite. »

Bondoni étudia la liste puis regarda de nouveau en direction du compteur.

« Celui sur l’écran se trouve également dans ta liste. En rouge même.

— Et c’est précisément là que ça commence à devenir intéressant. Les compteurs ont été fabriqués par une entreprise américaine, également pour le marché US. Là-bas, les codes utilisés sont en partie différents. Il y en a même pour des fonctions qu’on n’utilise pas en Italie. Par exemple, l’ordre de se couper totalement du réseau, l’ordre de déconnecter. Tu vois, ici ? »

Lentement, Bondoni lut la suite alphanumérique : « KL 956739. Bon Dieu de bon sang ! » À voir son visage ainsi déformé par la lumière bleue de l’écran de l’ordinateur portable, Manzano songea à un fantôme. « Est-ce que ça voudrait dire que les Américains t’ont coupé du réseau ?

— Non. Je sais seulement que l’ordre de déconnecter fonctionne, même s’il n’est pas consigné dans la version italienne du manuel d’utilisation. J’ai essayé autrefois. Et maintenant, voici le pompon : parce que la fonction n’est pas prévue en Italie, le compteur n’envoie pas d’informations au distributeur lorsque cet ordre est transmis.

— Un instant… Pour les vieillards comme moi, est-ce que ça signifie que cet ordre de déconnecter a été activé sans que les employés de la compagnie d’électricité n’en sachent rien ?

— Pour un vieil homme avec une bouteille de vin dans le cornet, tu piges sacrément vite !

— Mais comment cet ordre a-t-il pu être transmis soudainement ?

— Excellente question. Peut-être une erreur du système. Mais tu me donnes une idée. Viens. Il poussa Bondoni vers la porte. Voyons voir ce que dit ton compteur. »

Impatiemment, Manzano attendit que les doigts de Bondoni, engourdis par l’âge et le vin, poussent enfin la clef dans la serrure.

En allant vers le compteur, Manzano regarda les photos accrochées au mur. Des photos de vacances de Bondoni, avec sa femme décédée et sa fille.

« Comment va ta fille ? » Il savait qu’elle travaillait à la Commission européenne à Bruxelles sans connaître précisément ses fonctions.

« Formidablement bien ! Elle a encore été promue, figure-toi. Tu n’imagines même pas ce qu’elle gagne. Et tout ça avec mes impôts.

— Alors l’argent reste dans la famille.

— Mais les loyers à Bruxelles sont exorbitants ! Aujourd’hui, elle est partie au ski. En Autriche. Comme si on ne pouvait pas passer aussi d’excellentes vacances d’hiver en Italie ! »

Bondoni ouvrit l’armoire électrique abritant le compteur communicant. Il affichait le même chiffre inexplicable.

Central opérations

Il aurait volontiers observé l’Europe depuis la station spatiale internationale. Là où rayonnaient en temps normal les fils fragiles et les nœuds lumineux du système d’éclairage public, l’obscurité devait régner sur de vastes superficies. D’après les premiers rapports et les premières mesures, les deux tiers du continent devaient se trouver sans courant. D’autres régions suivraient. Il s’imagina les responsables en train de chercher, en vain et désemparés, les causes de tout cela, soupçonnant les aléas climatiques, des problèmes techniques ou des défaillances humaines. Cependant, ils ignoraient tout de l’origine de ce fléau, incapables de le maîtriser, contrairement à ce qu’ils croyaient il y a quelques heures. Et ils espéraient encore. Ceux-là même qui tenaient la coupure pour un événement passager, comme c’était le cas pour les précédentes, qui n’avaient duré que peu de temps, prétextes ultérieurs à des anecdotes amusantes ou des histoires donnant la chair de poule. Dorénavant, ils en auraient, des histoires à raconter. Pas de ces histoires frivoles comme l’augmentation du nombre de naissances neuf mois après les événements, ni nostalgiques comme les nuits passées dans des duvets ou les toilettes faites au fleuve comme lorsque nous partions en colonie de vacances — étions-nous jeunes ! Après quelques jours, ils comprendraient que les histoires à venir ressembleraient davantage à celles qu’ils connaissaient jusqu’alors à travers les reportages tournés dans des zones de conflits ou de catastrophes naturelles, dans des pays et des continents lointains. Après quelques semaines, ils réaliseraient que leurs histoires sonneraient comme celles, oubliées, de leurs grands-parents et de leurs arrière-grands-parents après la grande guerre qui avait mis l’Europe et le monde à feu et à sang — ces histoires que jamais on n’avait prises au sérieux parce qu’elles remontaient à bien longtemps en arrière et parce qu’elles étaient portées par une froide mélancolie. Et ensuite, lentement, très lentement, il y en aurait un qui comprendrait, puis d’autres ensuite, que le temps des histoires était passé, parce que l’histoire même était en train de s’écrire autrement.

Station-service à proximité de Bregenz

Angström fut réveillée par des murmures. Encore endormie, elle réalisa que, les uns à la suite des autres, des gens se levaient et, chuchotant, se dirigeaient vers la sortie. Elle sentit la tête de van Kaalden sur son épaule. De plus en plus de voyageurs semblaient s’éveiller, regardant autour d’eux, somnolents, observant le mouvement avec curiosité.

Angström se leva et traversa la salle : un saut d’obstacles par-dessus et autour des gens qui n’avaient trouvé une place pour dormir qu’à même le sol. Elle respirait des effluves de vêtements mouillés, de transpiration, de neige fondue, de soupe froide. Elle n’avait pas encore atteint la sortie que quelqu’un dit tout haut : « La station-service fonctionne de nouveau. »