Et elle partit.
Piero respira profondément. « Incroyable, toute cette énergie », remarqua-t-il.
Sonja passa son bras autour de sa taille.
« Faisons le plein nous aussi », proposa-t-elle en le tirant vers les pots de café.
À travers le miroir sans tain, Bollard observait l’interrogatoire d’un Japonais. L’homme avait l’air calme, concentré. À l’instar des autres, dès le début il avait fait savoir qu’il parlait et comprenait excellemment l’anglais.
Lorsque, voilà quelques jours, il était apparu sur les listes des suspects, certains s’en étaient étonnés. Des terroristes japonais ? Bollard avait dû leur rafraîchir la mémoire avec l’attaque au gaz sarin de la secte Aum dans le métro tokyoïte en 1995 ou avec le massacre de l’aéroport de Tel Aviv en 1972.
Depuis son arrestation, le Japonais n’avait pu dormir que deux heures. Dans six cellules, les unes à côté des autres, ils interrogeaient les sept hommes et la femme. Trois d’entre eux avaient été blessés par balles, on les interrogeait moins longuement et sous surveillance médicale. Le matin suivant l’assaut, des collaborateurs de plusieurs services de renseignement européens et de la CIA étaient arrivés. Seuls ou accompagnés de fonctionnaires turcs, ils menaient les interrogatoires. Jusqu’alors, les terroristes ne s’étaient pas exprimés sur le déroulement des attaques. Cependant, ils ne les niaient pas, bien au contraire. Bollard trouvait intéressant qu’aucun ne se soit encore exprimé de manière désobligeante à propos de minorités. C’était typique des terroristes, en fonction de leurs antipathies, on les classait à droite ou à gauche.
« Combien vous touchez pour nous garder ici et nous torturer ? demanda le Japonais au fonctionnaire qui lui faisait face.
— Vous n’êtes pas torturés.
— Priver quelqu’un de sommeil, c’est de la torture.
— Nous avons de nombreuses questions, toutes requérant des réponses rapides. Dès que vous aurez répondu, vous pourrez dormir.
— Pouvez-vous vous offrir une Rolls avec votre paye ? »
Le terroriste menait la conversation comme un directeur des ressources humaines, trouva Bollard.
Le fonctionnaire turc resta de marbre. « On n’est pas là pour parler de mon salaire.
— Si, c’est précisément ce dont il s’agit, répondit tranquillement le Japonais. Vos supérieurs peuvent se payer une Rolls. Et les hommes qui payent vos chefs peuvent même se payer un garage entier de ces carrosses de luxe. Pendant que vous accomplissez la basse besogne, ils sont bien au chaud dans leurs villas et les soixante-douze vierges sont même déjà là pour les satisfaire.
— Je vais vous décevoir, mais je ne crois pas en de telles choses.
— Vous trouvez ça juste, vous ? Juste de passer toute la nuit avec un type comme moi, tandis qu’ils font des tours de Ferrari avec des créatures pulpeuses ?
— Il ne s’agit pas de justice.
— Alors de quoi ? »
L’ordinateur de Bollard se mit à vibrer dans la salle de repos. Dans la fenêtre du visiochat apparut le visage de Christopoulos.
« Regarde-moi ça, annonça le Grec en ouvrant une autre fenêtre avec des lignes de code. C’est déjà converti en pseudo-code. »
Si pas de code de blocage dans les dernières 48 heures
Activer phase 2
« Activer quoi ? demanda Bollard.
— On ne sait pas encore. On sait simplement que ça ne servait pas à l’activation des codes SCADA de Dragenau ni des compteurs communicants italiens ou suédois. Il faut bien noter que les analyses effectuées jusqu’à présent sur leur stratégie d’attaque mettent en évidence qu’un tel code n’a pas encore servi. »
« C’est précisément à ce genre de trucs que je pensais ! » s’écria Manzano.
Le visage de Bollard, en raison de la lumière, était vert. « Cachées quelque part au cœur des systèmes, dorment encore des bombes à retardement, dit l’Italien. Peut-être pas dans tous, mais dans une partie. Elles n’ont pas été activées mais sont bloquées sur ordre. Au moins toutes les quarante-huit heures. Et si ça ne se produit pas… Boum ! Rebelote. »
Lauren et Sonja lorgnaient par-dessus l’épaule de Piero, tout en se tenant, tout comme Carlo Bondoni, à l’extérieur du champ de la caméra du portable
« À quand remonte l’assaut ? » s’enquit Angström.
Manzano compta. « Une trentaine d’heures, répondit-il en chuchotant.
— Mais l’ordre de blocage n’a pas nécessairement été transmis peu auparavant, soupira Shannon. Il a peut-être été envoyé avant-hier.
— Alors t’aurais déjà pu faire un reportage sur ses conséquences », répondit l’Italien à voix basse.
— Qu’est-ce que c’est que ces messes basses ? demanda Bollard.
— Donnez-moi un accès aux bases de données RESET ! exigea Manzano. Et nous avons besoin des logs de tous les appareils d’Istanbul et de Mexico. »
« Il est difficile d’évaluer déjà les effets sur des pans entiers de l’économie », commença Helge Domscheidt, du ministère de l’Économie.
Michelsen trouva que la plupart des participants présentaient mieux que la veille. Des cernes moins marqués sous les yeux, une tenue moins avachie, une meilleure humeur en général.
« La plupart des industries de productions ont dû arrêter leur activité. Nombreuses sont les firmes qui resteront fermées pendant des jours, voire des semaines, parce que matières premières et matériaux manquent. Il y a encore des goulots d’étranglement concernant l’approvisionnement énergétique. Environ dix pour cent des centrales existantes ont subi de lourdes avaries. Il faudra des mois pour effectuer les réparations nécessaires. Ça signifie alors, pour les branches industrielles consommant beaucoup d’énergie, comme la production de papier, de ciment ou d’aluminium, des délais très longs avant la remise en route. Nous devons envisager, lorsque c’est possible, de remettre en marche, pour des périodes transitoires, les centrales nucléaires qui peuvent encore l’être.
— Hors de question ! l’interrompit la ministre de l’Environnement, de l’Écologie et de la Sûreté nucléaire. Après les accidents de Philippsburg et de Brokdorf, c’est exclu.
— Mais il y a fort à parier que les industriels en feront la demande. Par ailleurs, les petites et moyennes entreprises, le maillage économique de notre pays, n’ont pas été épargnées par le black-out. Elles font face à des problèmes plus graves encore puisqu’elles retiennent moins l’attention que les grosses multinationales, et qu’elles sont moins soutenues par les banques. Pour éviter l’effondrement de l’économie allemande dans les mois et les années à venir, nous devons mettre en place un vaste programme d’aide. Et même, ajouta-t-il, la voix sombre, il n’est pas certain que notre république retrouve jamais sa place dans le monde. Sans compter que nous ne pouvons pas espérer de plan Marshall de la part des États-Unis, cette fois. Ils ont presque autant été touchés que nous. Par ailleurs, nous ne sommes pas les seuls à avoir besoin d’aide, tous les États européens sont dans la même situation. Ça signifie que nombre de nos partenaires les plus importants feront défaut et ne se remettront que lentement, si toutefois ils y arrivent, de leurs séquelles. Mais ce n’est qu’un début. À moyen terme, les marchés européens et américains ne pourront plus acheter aux pays émergents, tout du moins pas dans les quantités habituelles. C’est-à-dire que la Chine, l’Inde, le Brésil et d’autres seront amenés à composer bientôt avec une hausse du chômage engendrant des conflits sociaux ainsi qu’une instabilité politique. L’économie émergente de ces pays va alors s’effondrer ; un cercle vicieux. Chez nous aussi, sans programme d’aide, les taux de chômage vont augmenter de manière considérable. Les conséquences sociales ne sont pas encore prévisibles. Quelques chercheurs en économie nous prédisent la situation de l’Amérique latine : une petite classe sociale riche, des classes moyennes qui disparaîtront et la majeure partie de la population ayant des conditions de vie misérables et incertaines.