— Si nous avions été dans leur QG, réfléchit Angström à voix haute, et si nous avions été en charge d’envoyer ce code, qu’est-ce qu’on aurait fait ?
— Je l’aurais envoyé une fois par jour, à heure fixe, fit Shannon. C’est la manière la plus sûre.
— Et pourquoi donc ce blocage ? questionna Bondoni. Si une autre coupure intervient, où est le problème ? C’est ce que ces salopards voulaient, après tout.
— Pour ne pas gaspiller inutilement la poudre, répondit Manzano. Ce blocage empêche les bombes à retardement de se déclencher dans les systèmes électriques. Mais aussi longtemps qu’il n’y avait plus de courant, il n’était pas nécessaire de les activer. Elles ont été pensées justement pour cette situation : les réseaux ont été reconnectés et les terroristes déconnectés. Si les bombes déclenchaient des codes malveillants maintenant, tout repartirait à zéro. »
La fenêtre du chat signala un appel. Christopoulos.
« Oui ?
— Je vous ai envoyé la liste des adresses IP. Les adresses connues sont surlignées.
— Merci. »
L’Italien téléchargea le document. Plus de la moitié des lignes étaient en jaune.
« Bien. Ça réduit notre choix. Comparons-les résultats de notre dernière recherche… »
Il actualisa la liste de sa base de données.
« C’est encore beaucoup trop. »
Il rappela le Grec.
« Je vous envoie une liste de logs, fit-il. Regardez le plus vite possible quelles données sont adressées à quelles IP. On cherche une commande de blocage.
— Nous sommes absolument surchargés, répondit l’autre. Je vous envoie l’accès aux données. Vous pourrez chercher par vous-même.
— Mais ça va prendre beaucoup trop de temps !
— Désolé, on a vraiment trop à faire.
— Envoyez-moi ça », grogna Manzano. Un mail arriva sitôt après. Il se connecta à la base où les enquêteurs avaient enregistré toutes les données des serveurs et des ordinateurs trouvés sur les deux sites d’Istanbul et de Mexico afin de pouvoir les analyser.
Il vérifia les fichiers envoyés à la première adresse, correspondant aux horaires de la liste d’adresses IP. Pour l’instant, il ne contrôlait qu’un fichier par IP. Grande était la probabilité qu’il y ait une IP dédiée au mécanisme d’activation de la bombe à retardement. C’est en tout cas ce qu’il aurait fait.
On frappa.
« J’y vais », annonça Angström.
C’est fastidieux, songea Manzano. Il devait systématiquement relever un horaire et un ordinateur sur la liste des IP, puis chercher les données correspondantes dans les fichiers de sauvegarde. Et dangereux, de surcroît. S’il avait raison, chaque minute comptait.
« Service de chambre », dit-on à la porte.
Il trouva à la septième tentative.
« Ça pourrait être ça. » Il regarda l’heure à laquelle le dernier ordre de blocage avait été envoyé.
Ça remontait à quarante-sept heures et vingt-cinq minutes.
« Des chiffres et des lettres, grommela Bondoni. Qui peut bien lire ça…
— Lui, il le peut », résonna une voix en anglais dans son dos.
Manzano se retourna. Angström se trouvait dans l’encadrement de la porte, la lame d’un couteau brillait contre sa gorge. Derrière sa tête, les cheveux bruns et bouclés d’un homme. Malgré la moustache, Manzano reconnut immédiatement ce visage. Il avait suffisamment eu l’occasion de le voir au cours des jours derniers, dans les bureaux de Bollard.
Jorge Pucao poussa Angström devant lui, en direction de Manzano. Le regard de la jeune femme était chaviré par la panique. L’Italien se raidit.
« Lauren Shannon, allez me chercher les cordons des rideaux et ligotez vos amis. »
Elle s’exécuta, les doigts tremblants. Après avoir arrachés les cordons, elle lia les mains de Bondoni dans son dos.
« Vous pourriez encore nous rejoindre, fit Pucao à Manzano.
— Vous n’existez même plus », rétorqua l’Italien.
Le terroriste eut un rire de compassion. « Ah ! Ah ! Bien sûr que si. Nous sommes des milliards. Des gens qui en ont ras le bol de la manière dont la civilisation occidentale et le capitalisme prédateur les réduisent en esclavage et les exploitent. Ceux qui n’en peuvent plus d’être écrasés, trompés et pillés par un petit groupe de criminels politiques, banquiers et chefs d’entreprise. Ceux qui ne supportent plus d’être parqués dans des rangées de lotissements, des clapiers, des bureaux-usines. Et toi, toi, Piero, tu fais partie de ces gens qui en ont jusque-là. » Il tenait le couteau sous le nez de l’Italien. Sa voix perdit de sa superbe, prit un accent plus sympathique. « Tu es des nôtres. Et tu le sais bien. À moins que tu n’aies oublié l’époque où tu manifestais contre les politiciens corrompus en Italie ? Où tu te battais contre la mondialisation au sommet de Gênes ? Peut-être as-tu vieilli. Peut-être as-tu perdu tes illusions. Mais ne me dis pas que tes rêves se sont envolés.
— Dans mes rêves, jamais ne meurent de faim, de soif, de manque de soins, des centaines de milliers de gens. »
— Dans tes rêves, peut-être pas, mais c’est ce qui se passe dans la réalité ! Depuis des décennies, tous les jours dans le monde entier. C’est contre ça que tu es descendu dans la rue à Gênes ! C’est contre ça que tu t’indignes aujourd’hui encore ! Mais seulement en compagnie d’anciens combattants, autour d’un verre de vin. »
Il jaugea Manzano avant de poursuivre : « Je me trompe ? »
L’Italien devait bien admettre que son adversaire avait touché la corde sensible. Mais ce n’était pas le moment. Il fallait envoyer l’ordre de blocage.
« Et même si mes rêves étaient identiques aux tiens, ce n’est pas le cas de mes méthodes pour les réaliser.
— C’est bien pour ça que rien n’a changé jusqu’à ce jour, répondit l’autre avec patience. C’était déjà le cas en 1968. Des manifestations, une commune, des pavés qu’on jetait — et aujourd’hui ? Des directeurs de banque, des avocats, des médecins, des lobbyistes dans l’industrie, tout ça pour payer leur villa. Et qu’est-ce qu’ils ont provoqué ? Les riches deviennent plus riches, les pauvres plus pauvres. La jeunesse actuelle est aussi conservatrice, apolitique et lâche que ses arrière-grands-parents. On détruit l’environnement comme jamais. Dois-je continuer ? »
Il examina les liens que Shannon avait noués autour des poignets de l’Italien, pendant qu’il parlait. Puis il reprit : « Quand et comment de véritables changements ont-ils eu lieu ? Quand des sociétés ont-elles été renversées et de nouveaux systèmes mis en place ? Quand les démocraties européennes en ont-elles fini avec les privilèges puis, plus tard, avec le fascisme ? Quand les États-Unis ont-ils renoncé à la ségrégation ? Toujours après de grandes catastrophes. La masse a besoin de faire l’expérience d’une menace existentielle. Ce n’est qu’une fois qu’elle n’a plus rien d’autre à perdre que sa vie qu’elle est prête à se battre pour une existence meilleure.
— What the fuck ! Des foutaises, tout ça ! s’emporta Shannon. Et l’effondrement du communisme en Europe, alors ? La transition de régimes militaires en démocraties en Amérique latine ? Et le Printemps arabe, hein ? On n’a pas eu besoin de guerre mondiale pour tout ça !
— On la ferme et on continue à m’obéir, ordonna l’homme en agitant le couteau dans sa direction. L’effondrement du communisme est le fruit d’une guerre de plusieurs décennies. La guerre froide, ça vous dit quelque chose ? Ah ! Faut dire que vous étiez encore une morveuse.
— Et vous, vous étiez un vieux sage, peut-être ? » rétorqua la journaliste. D’un coup d’œil, Manzano tenta de la calmer.