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— Dans deux jours ? s’exclama Eileen.

Elle regardait la console du labo par-dessus l’épaule de Linna. Elle était venue voir M. Dunworthy dès qu’elle était arrivée de Backbury, puis était revenue programmer son retour.

— Mais j’ai besoin d’apprendre à conduire. Ce n’est pas possible la semaine prochaine ?

Linna ouvrit un nouveau fichier.

— Non, désolée, aucune chance de trouver un créneau.

— Je ne pourrai jamais apprendre à conduire en deux jours. Et la semaine suivante ?

Linna secoua la tête.

— Encore pire. On est totalement submergés. M. Dunworthy a ordonné tous ces changements de programme et…

— Était-ce une requête des historiens ? interrogea Eileen.

Si elle s’adressait à M. Dunworthy, peut-être…

— Non, la détrompa Linna, et ils sont tous absolument furieux, ce que le labo doit gérer par surcroît. Je n’ai rien fait d’autre que…

Le téléphone sonna.

— Excusez-moi.

Elle traversa le labo pour prendre le combiné posé sur la console.

— Allô ? Oui, je suis au courant de votre planning. Vous deviez partir faire la Terreur d’abord…

La porte s’ouvrit, et Gerald Phipps entra.

Oh non ! gémit Eileen. Juste ce dont j’avais besoin !

Elle ne connaissait personne de plus pénible que ce garçon.

— Où est Badri ? demanda-t-il.

— Absent, l’informa Eileen. Et Linna téléphone.

— Je suppose qu’ils ont également transformé ta date de départ, lâcha-t-il en agitant un listing dans sa direction. Tu es là pour cette affectation ridicule du jour de la victoire ? Ce truc dont tu parles sans arrêt ?

Non, pas question de VE Day pour moi. Pas sans avoir réussi à persuader M. Dunworthy de changer d’avis. Ce qui semblait improbable. Quand elle était allée le voir, il n’avait pas seulement refusé de la laisser partir, mais aussi d’entendre ses plaintes au sujet du retour massif de ses évacués à Londres.

— Non, répondit-elle avec raideur. J’étudie les évacués de la Seconde Guerre mondiale.

Il éclata de rire.

— Avec le VE Day, ce sont les missions les plus excitantes que tu as pu imaginer ?

L’espace d’un instant, elle souhaita vraiment que Binnie et Alf se trouvent à ses côtés pour l’asticoter.

— Le labo a reporté ton transfert ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

— Oui, confirma-t-il, décochant un regard d’impatience à Linna qui téléphonait toujours.

— Non, disait-elle. Je sais que vous deviez faire d’abord la prise de la Bastille…

— Mais ça ne peut pas être modifié, continua Phipps. J’ai déjà traversé et tout arrangé. Et Garde-robe m’a donné mon costume. Si je n’arrive plus en août, il me faudra un nouvel ensemble complet de vêtements. Quand je leur expliquerai les circonstances, je suis sûr qu’ils feront marche arrière. Ce n’est pas une mission ordinaire où n’importe qui peut valser n’importe quand. On en a bavé pour la monter.

Et il se lança dans une longue démonstration de sa destination et de la préparation qu’il avait effectuée.

Eileen ne l’écoutait qu’à demi. Il était évident qu’il se jetterait sur Linna dès qu’elle raccrocherait le téléphone et, avant qu’il ait fini de l’agonir d’injures et qu’Eileen puisse lui parler, Linna ne serait plus d’humeur à changer une autre date.

Pendant ce temps, ses deux jours s’écoulaient, et elle n’avait même pas eu l’occasion de gagner Oriel pour signer ses leçons de conduite avec Transport.

— Je crois que je ferais mieux de revenir plus tard, dit-elle à Phipps.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Oh ! mais je pensais que nous pourrions nous retrouver après ça, et que je pourrais…

… m’en raconter plus au sujet de ta mission ? Merci bien !

— Je crains que ce soit exclu. Je dois repartir presque tout de suite.

— Quel dommage ! Y seras-tu encore en août ? Il me serait possible de prendre le train jusqu’à… À quel endroit t’ont-ils envoyée ?

— Dans le Warwickshire.

— Jusqu’au Warwickshire, un week-end, pour égayer ton existence avec le récit de mes hauts faits.

Je peux l’imaginer.

— Ah ! c’est bête, je serai de retour début mai.

Merci, mon Dieu !

Elle salua Linna de la main et se hâta de quitter le labo avant qu’il lui ait proposé quelque chose d’autre.

D’abord les Hodbin, et maintenant Gerald ? grimaçait-elle. Elle s’était arrêtée devant la porte afin d’enfiler son manteau et ses gants, puis elle s’aperçut qu’elle n’affrontait pas une journée de février, mais d’avril, et qu’il faisait très beau. Linna l’avait prévenue que la météo prévoyait de la pluie en fin d’après-midi, mais pour le moment la température était délicieuse.

Tandis qu’elle marchait, elle enleva son manteau. Se souvenir où et quand on se trouvait représentait la pire difficulté du voyage temporel. Elle avait oublié qu’elle n’était plus une domestique et, par deux fois, elle avait appelé Linna « ma’ame ». Et maintenant, toujours obnubilée par l’idée que Binnie et Alf pourraient être en train de la suivre, elle continuait à jeter des coups d’œil furtifs par-dessus son épaule.

Elle atteignit le High, s’engouffra dans la rue, et manqua de se faire renverser par un vélo qui fendit l’air en sifflant.

Tu es à Oxford, se morigéna-t-elle, exécutant d’un petit saut arrière un retour sur le bord du trottoir. Pas à Backbury.

Elle traversa, non sans regarder à gauche et à droite, cette fois, et commença de longer le High ensoleillé. Une exultation soudaine l’envahissait. Tu es à Oxford. Pas de black-out, pas de rationnement, pas de lady Caroline, pas de Hodbin…

— Merope ! cria quelqu’un.

Elle se retourna et découvrit Polly Churchill.

— Je t’ai appelée tout du long depuis le bout de la rue, s’exclama son amie, quand elle l’eut rejointe à bout de souffle. Tu ne m’entendais pas ?

— Non… Je veux dire, oui… Enfin, je ne comprenais pas que tu m’appelais, d’abord. Ces derniers temps, j’ai tenté si fort de m’incarner en Eileen O’Reilly que je ne reconnais même plus mon propre nom. Il fallait que j’adopte un nom irlandais, à cause de mon personnage de servante…

— Et de tes cheveux rouges, ajouta Polly.

— Oui, et Eileen est le seul prénom auquel j’ai répondu pendant des mois. J’ai pratiquement oublié que Merope est le vrai. Cela dit, il est sans doute préférable d’oublier son propre nom que son identité d’emprunt ! Ça n’arrêtait pas de se produire pendant ma première semaine à Backbury, et toute ma première mission ! Comment te débrouilles-tu pour te souvenir de tes fausses identités ?

— J’ai de la chance. L’usage de mon prénom s’est maintenu pendant une grande partie de l’Histoire, à la différence du tien, et je peux toujours l’employer, ou l’un de ses nombreux diminutifs. Parfois, je peux même garder mon nom de famille. Quand ce n’est pas possible – Churchill n’est pas vraiment l’option idéale pendant la Seconde Guerre mondiale –, j’utilise Shakespeare.

— Polly Shakespeare ?

— Non ! s’esclaffa la jeune fille. Des noms de personnages tirés de Shakespeare. On m’a greffé l’œuvre complète quand j’exécutais ma mission au XVIe siècle. Un éventail de choix formidable ! Surtout dans les pièces historiques. Quoique, pour le Blitz, je me serve de La Nuit des rois. Je serai Polly Sebastian.