— Alors, c’est qu’elle est encore ici. Elle doit travailler ailleurs dans le magasin, déclara Polly. (Pourtant, Marjorie avait affirmé que la jeune femme était affectée à la mercerie, au troisième.) Ou on l’a envoyée faire un remplacement à un autre étage.
— Même si c’était le cas, elle serait partie, maintenant. (Il regarda le plafond.) Il faut filer. Tu entends ces avions ? Ils seront sur nous d’une minute à l’autre.
— Pas avant d’avoir fouillé les autres étages.
— On n’a pas le temps…
— Nous l’aurons si nous nous séparons. Tu redescends au premier, et tu remontes, et moi…
— Pas question. Ça m’a pris presque un mois pour te trouver. On ne se sépare plus. Viens. (Il lui attrapa le bras et la propulsa en avant.) On prend l’ascenseur.
— L’ascenseur ? Mais…
— Ne t’inquiète pas, je sais le faire marcher. C’est comme ça que je suis arrivé jusqu’ici.
Il la poussa dans la cabine restée ouverte.
— Mais on ne doit pas s’en servir pendant les raids.
— Le raid n’a pas encore commencé. (Il tira la grille en métal et posa la main sur le levier.) Quel étage ?
Elle jeta un coup d’œil sur les numéros qui surmontaient la porte.
— Le plus haut. Le sept. On ira de haut en bas.
— Comme les bombes ! (Il renversa le levier de l’autre côté du cadran et l’ascension démarra.) Il n’y a rien au septième, que des bureaux. On commencera au six.
— Te rappelles-tu ce qu’il y avait au sixième ?
— Sixième étage : « Porcelaine », « Articles de cuisine », « Ameublement », chantonna-t-il tel un liftier. Vous y êtes, madame. (L’ascenseur s’arrêta brutalement.) Désolé.
Il fit glisser la grille et tendit la main pour ouvrir.
— Attention, chuchota Polly. Si jamais le garde est là…
— Il n’y est pas. Il me cherche au rez-de-chaussée. (Il poussa la porte sur un vrombissement d’avions.) Ou, s’il a le moindre instinct de survie, il est dans un abri. Merope n’a pas l’air d’être…
— Prends ce côté, je prends l’autre.
Et Polly se précipita entre les rayons plongés dans l’obscurité, dépassa les ménagères et les sofas en criant fort le nom de la jeune femme pour dominer le grondement des avions. Mais elle n’apparut pas.
Et pas davantage au cinquième.
— Elle n’est pas là, grogna Michael, qui clopinait pour rejoindre Polly. Et il faut qu’on s’en aille. Les avions…
— Quatrième, déclara Polly d’un ton résolu.
Ils retournèrent dans l’ascenseur.
— S’il n’y a personne ici non plus, dit Michael en ouvrant la porte, on devra vraiment…
— Elle est là. Regarde, les lumières sont encore allumées.
En fait, des projecteurs antiaériens et le rougeoiement d’un incendie distant illuminaient l’étage, selon toute apparence désert.
— Elle n’est pas là non plus, affirma Michael.
— On doit quand même vérifier, s’obstina Polly.
Et elle quitta l’ascenseur. Il lui attrapa le bras.
— Nous n’avons plus le temps. Rends-toi à l’évidence, elle n’est pas à ce niveau. Même si elle y travaille vraiment, nous l’avons manquée, d’une façon ou d’une autre. Elle descendait peut-être dans un des ascenseurs pendant que nous montions dans l’autre. Il n’y a personne ici. Le magasin est entièrement vide.
— Non, il ne l’est pas. Il y a eu trois victimes. Trois personnes ont été tuées…
— D’accord, et nous serons deux d’entre elles si nous ne sortons pas dans l’instant.
Il avait raison. Les avions grondaient quasi au-dessus de leurs têtes. Et il était évident que Merope n’était pas là. Marjorie avait dû confondre le nom du magasin…
Marjorie, dont personne n’avait su qu’elle était à Jermyn Street. Et si Merope s’était attardée pour ranger ses étagères ? Et si elle était revenue parce qu’elle avait oublié quelque chose ? Il y avait eu trois victimes…
Polly échappa aux mains de Michael et se rua à travers l’étage.
— Merope ! cria-t-elle, plus fort que le vrombissement des avions.
Il y eut un bruit énorme d’écrasement, et un éclair illumina les immenses baies. Elle tressaillit.
— Eileen !
— Polly ! hurla Michael, boitillant dans sa direction. Éloigne-toi des fenêtres !
Elle négligea son avertissement, courant vers ce qui devait être le rayon « Vêtements enfants », à en juger par le petit mannequin habillé d’une robe à fanfreluches.
— Eileen ! appela-t-elle en le dépassant.
Et elle poursuivit sa course le long d’une rangée de lits d’enfants.
— Il faut partir ! vociféra Michael. Elle n’est pas là…
Une autre explosion retentit, plus proche, et la voix de Michael se tut.
Polly volta, mais il n’était pas blessé : immobile, il scrutait le rayon « Vêtements enfants » comme s’il avait entendu quelque chose.
— Que se passe-t-il ? demanda Polly.
Merope accourait vers eux depuis l’entrée d’une remise, le visage illuminé par un sourire radieux. Elle se jeta dans les bras de Polly.
— Polly ! Ça alors, je n’ai jamais été si heureuse de voir quelqu’un de ma vie ! (Elle étreignit Michael dans la foulée.) Et tu es là aussi ! C’est merveilleux. J’avais perdu tout espoir. Qu’est-ce que vous fabriquiez ?
Le « poum-poumpoumpoum » d’un canon de DCA démarra, si près qu’il ébranlait les vitres, et Michael s’écria :
— On discutera plus tard. Tout de suite, il faut lever le camp.
— Il y a un abri ici, dit Merope. Au sous-sol…
— Non, on doit sortir du magasin, l’interrompit Polly.
— Ah ! alors je prends mon manteau et…
— Pas le temps, venez ! hurla Michael qui tentait de se faire entendre malgré le bruit assourdissant des avions. Quel est le plus court chemin pour descendre ?
— Il y a un escalier par là, indiqua Merope.
— L’ascenseur sera plus rapide, assura Michael.
Et il fit demi-tour pour traverser l’étage.
— Mais le raid a commencé, dit Polly. L’escalier ne serait-il pas plus sûr ?
Puis elle se rappela les quatre étages. Avec une telle boiterie, il ne pourrait pas se déplacer vite. Elle le suivit, entraînant Merope.
— Dépêche-toi.
Merope boitait, elle aussi.
— Tu t’es blessée ? lui cria Polly alors qu’elles couraient.
— Non. Une parfaite horreur de gosse m’a écrasé le cou-de-pied.
— Ceux dont tu parlais à Oxford ?
— Alf et Binnie ? Ce sont des amateurs comparés à cette petite ordure. J’espère qu’une de ces bombes lui tombera dessus.
Elle scrutait anxieusement le plafond. Les avions approchaient. Un autre canon de DCA se mit à tonner, et un vert criard embrasa les baies. Une fusée éclairante.
— Je ne crois pas qu’on ait le temps de gagner un abri. On va devoir utiliser celui de Padgett’s. C’est bon, il a été renforcé.
Polly secoua la tête.
— Padgett’s sera bombardé.
— Vraiment ? (Merope lui jeta un regard d’effroi.) Mais tu disais… Quand ?
— Je l’ignore. D’une minute à l’autre.
— Mais tu disais que Padgett’s n’avait pas été touché.
— Je n’ai jamais dit ça. Dépêche-toi ! On en parlera plus tard.
Merope continua de pérorer tandis que Polly la tirait, claudicante, jusqu’à l’ascenseur.
— J’ai pris ce travail ici à cause de ça, parce que tu avais dit que c’était sûr. Tu avais dit que tu travaillerais dans un grand magasin, Selfridges ou Padgett’s ou…