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— Je croyais que tu étais déjà partie pour le Blitz.

— Pas encore. Le labo n’arrivait pas à me trouver un point de chute qui réponde aux exigences de M. Dunworthy. C’est le pire coupeur de cheveux en quatre que je connaisse ! Comme c’est un projet multipériode, je commence par l’une des autres parties. Je ne suis revenue qu’hier.

Eileen hocha la tête. Elle se rappelait l’un des projets dont Polly lui avait parlé : observer les attaques de zeppelins sur Londres pendant la Première Guerre mondiale.

— Je me rends à Balliol pour faire mon rapport à M. Dunworthy, l’informa Polly. Est-ce là que tu vas ?

— Non, je dois filer à Oriel.

— Ah ! parfait, c’est dans la même direction. (Elle prit le bras d’Eileen.) On peut faire un bout de chemin ensemble et nous remettre au courant des choses. Alors, tu es allée à Backbury étudier les évacués…

— Oui, et je voudrais te poser une question : tu as eu des tas de missions. Comment les empêches-tu de se mélanger ? Il ne s’agit pas seulement des noms. Je commence déjà à m’emmêler quant au lieu et à l’époque où je me trouve.

— Il faut t’habituer à oublier que tu as été un jour n’importe où ailleurs, ou n’importe qui d’autre, et que tu te focalises complètement sur la situation en cours. Imagine que tu joues dans une pièce de théâtre. Ou que tu es une espionne. Tu te fermes à tout le reste, et tu deviens Eileen O’Reilly. Penser à tes autres missions sabotera ta concentration.

— Même si tu exécutes une mission multipériode ?

— Spécialement dans ce cas. Focalise-toi tout entière sur la partie de ta mission en cours jusqu’à ce qu’elle soit terminée, ensuite, tu la verrouilles à double tour, et tu glisses à la suivante. Pourquoi te rends-tu à Oriel ?

— Pour prendre des leçons de conduite.

— Des leçons de conduite ? Tu ne projettes pas de conduire lors du VE Day, hein ? Tu ne passeras jamais. Les foules…

— Ce n’est pas pour le VE Day. J’en rêverais… M. Dunworthy refuse de m’y envoyer.

— Mais tu…

Polly s’arrêta, fronçant les sourcils.

— … avais vraiment envie d’y aller ? Cela n’a aucune importance pour M. Dunworthy. Je l’ai rencontré ce matin pour m’entendre dire que le VE Day était déjà une fraction d’une autre mission. D’après lui, la présence de deux historiens sur le même site spatiotemporel serait trop dangereuse, ce qui est ridicule. Ce n’est pas comme si nous risquions de nous ruer l’un contre l’autre : il y avait des milliers de gens à Trafalgar Square, ce jour-là. Et même si cela se produisait, que pense-t-il que nous ferions ? Crier : « Ô Seigneur ! un autre voyageur temporel ! » ou quoi que ce soit de ce genre ? Je suppose que tu ignores de quelle mission il était question, Polly ? J’espérais arriver à les persuader de changer avec moi s’ils n’étaient pas déjà partis. Qui d’autre fait la Seconde Guerre mondiale ?

— Quoi ? fit Polly d’un air absent.

D’évidence, Eileen avait parlé dans le vide. Son amie ne l’avait pas écoutée.

— Je te demandais qui d’autre avait une mission pendant la Seconde Guerre mondiale ?

— Oh ! s’exclama Polly. Rob Cotton, et Michael Davies aussi, je crois.

— Sais-tu ce qu’il étudie ?

— Non, pourquoi ?

— Je veux savoir qui part pour le VE Day.

— Eh bien, il me semble qu’il était question de Pearl Harbor.

— Quand s’est passé Pearl Harbor ?

— Le 7 décembre 1941. Si ce n’est pas pour le VE Day, pour quelle destination as-tu besoin d’apprendre à conduire ?

— Le Warwickshire et le manoir. Où je retourne. Il me reste encore des mois à tirer avant la fin de cette affectation.

— Comme j’aimerais disposer de ces mois ! M. Dunworthy me permet seulement d’aller sur le Blitz pendant quelques semaines. Mais tu n’incarnais pas une domestique ? Les serviteurs n’avaient pas pour habitude de conduire, à cette époque.

— Lady Caroline insiste pour que son personnel prenne ces leçons. Elle veut que nous puissions conduire une ambulance en cas d’incident.

— Mais Backbury ne fut pas bombardé, je me trompe ?

— Non, mais lady Caroline est décidée à faire de son mieux pour l’effort de guerre… ou plutôt, à se débrouiller pour que son personnel l’exécute à sa place. Elle nous a aussi demandé d’apprendre à administrer les premiers secours, et à éteindre les bombes incendiaires. La semaine prochaine, elle a prévu une autre formation : nous entraîner à tirer avec un canon de DCA.

— Tu as l’air mieux préparée pour le Blitz que moi. J’aurais dû faire ma prépa à Backbury.

— Le ciel t’en garde ! Tu aurais eu affaire aux Horribles Hodbin.

— Les Horribles Hodbin ? Qu’est-ce que c’est ? Une espèce d’armement ?

— Voilà exactement ce qu’ils sont. Une arme secrète mortelle. Ce sont les pires enfants de toute l’Histoire.

Ce qu’elle entreprit de faire comprendre à Polly en lui racontant la meule de foin incendiée, les vaches de M. Rudman, des Black Angus, rayées à la peinture blanche : « Ben comme ça, y pourra les zieuter dans le black-out ! », et ses propres tentatives pour installer Theodore dans le train.

— Quel dommage qu’on ne les ait pas évacués à Berlin au lieu de Backbury ! dit Eileen. Deux semaines avec Alf et Binnie, et Hitler nous supplierait d’accepter sa reddition. (Elles avaient atteint King Edward Street.) J’adorerais continuer à bavarder avec toi, mais je dois me rendre à Transport. Tu ne saurais pas quand ils ferment ?

— Non. Sur quelle automobile envisages-tu d’apprendre ? Une Daimler ?

— Une Bentley. C’est ce que lady Caroline – ou plutôt son chauffeur – conduit. Pourquoi ?

— Rien. Je m’apprêtais à te mettre en garde au sujet de la boîte de vitesses des Daimler, c’est tout. Il faut tirer très fort sur le levier pour passer la marche arrière, mais comme tu n’auras pas à conduire une ambulance pour de vrai ça n’a pas d’importance. Est-ce que Transport a une Bentley de cette période ?

— Je l’ignore, je n’y suis pas encore allée. Je ne suis arrivée que ce matin.

— As-tu le formulaire t’autorisant à conduire ?

— Une autorisation de conduire ?

— Oui, tu dois l’obtenir de Fournitures avant de te rendre à Oriel.

— Tu veux dire que je dois me taper tout le chemin du retour jusqu’à Queen’s ?

— Non, je veux dire que tu dois aller à Balliol, obtenir l’autorisation de M. Dunworthy, et alors tu pourras aller à Fournitures.

— Ça va prendre tout l’après-midi ! se plaignit Eileen. Et je n’ai que deux jours. Je n’apprendrai jamais à conduire en un seul jour.

— Je ne comprends pas. Tu disais que le pasteur allait te donner des leçons.

— C’est le cas, mais je ne suis jamais entrée dans une auto de 1940. Je dois apprendre comment ouvrir la porte et mettre le contact, et…

— Oh ! je peux facilement te montrer ça en une heure ou deux. Viens avec moi à Balliol. Tu pourras obtenir ton autorisation, et ensuite je t’accompagne et je te mets au courant. Et je tente de persuader M. Dunworthy de te laisser faire le VE Day.

— Ça ne sert à rien, se rembrunit Eileen. J’ai déjà essayé, et tu sais comment il se comporte quand il a une idée en tête…

— Exact, mais il doit changer d’avis quelquefois si…

— Polly !

Elles se tournèrent avec un bel ensemble afin de regarder en arrière. Auréolé de sa rousse blondeur, le jeune Colin Templer, dix-sept ans, fonçait vers elles avec une liasse d’imprimante.

— Je t’ai cherchée partout, Polly, haleta-t-il. Hello, Merope ! Polly, j’ai terminé de recenser les stations de métro bombardées.