— Ils ont filé, nota Mike. Où en étions-nous ?
— Tu disais que nous avions besoin de trouver un point de transfert, rappela Eileen.
— Exact, et si possible qui ne soit pas, pour ainsi dire, en ligne de mire ! ajouta-t-il d’un ton espiègle.
À en juger par sa voix et par sa posture, il allait mieux. Polly avait dû le convaincre qu’il n’avait pas changé le cours des événements.
Si seulement il avait réussi à me persuader qu’il ne s’est rien passé à Oxford !
— Il faut débusquer l’un des autres historiens qui sont présents, continua Mike.
— Quelqu’un partait pour la bataille des Ardennes, se souvint Eileen.
— C’était moi. Et je suis heureux que le problème actuel ne se soit pas produit à ce moment-là. Les Ardennes en hiver, sale coin pour rester piégé !
— Alors qu’ici…, se moqua Polly en écartant les mains pour désigner l’obscure cage d’escalier.
— Au moins, ici, personne n’exécute les prisonniers. Et il ne neige pas.
— C’est tout comme, fit Eileen, serrant ses bras contre sa poitrine. Mon manteau me manque. On gèle.
Mike retira sa veste et la lui drapa sur les épaules.
— Merci. Mais tu n’auras pas froid ?… (Elle s’interrompit, l’air consternée.) Oh ! je viens juste de penser à quelque chose : comment vais-je acheter un nouveau manteau ? Et payer la chambre et la pension que je dois à la mère de Theodore ? Tout l’argent dont je disposais se trouvait dans mon sac. Je devais toucher mon salaire demain, mais si Padgett’s…
— Le magasin a-t-il été complètement détruit ? interrogea Mike. Peut-être…
Polly secoua la tête.
— Frappe directe. Une HE de cinq cents kilos.
— C’est déjà fait ? demanda Eileen.
Elle regardait la spirale de l’escalier s’élever au-dessus d’elle.
— Oui. Je n’ai pas l’heure précise. Je n’étais pas censée être encore à Londres, alors j’ignore les détails. Je sais juste que c’était tôt dans la soirée, et qu’il y a eu trois victimes.
— Mais s’il avait été bombardé, est-ce qu’on ne l’aurait pas entendu ? ou les sirènes d’incendie, ce genre de choses ?
— Pas ici. Ne te tracasse pas pour le manteau. Mme Wyvern – c’est l’une des personnes avec qui je passe les nuits au refuge – aide à la distribution des vêtements pour les familles sinistrées. Je verrai si elle peut t’en réserver un.
— Crois-tu que tu pourrais lui en demander un pour moi ? glissa Mike. J’ai mis le mien au clou.
Polly acquiesça.
— Vous en aurez besoin tous les deux. L’hiver 1940 a battu des records pour le froid et la pluie.
— Alors, essayons de ne pas y séjourner plus que nécessaire. Au moins un autre historien se trouve ici en ce moment. Les deux fois où je suis allé au labo, Linna était au téléphone, et elle donnait à quelqu’un une liste d’historiens dont les missions étaient en cours. Je n’ai saisi que des bribes, mais il y en avait une en octobre 1940.
— Tu es certain que ce n’était pas moi ? objecta Polly. Je devais rentrer le 22 octobre.
Il secoua la tête.
— Octobre, c’était la date d’arrivée. La date de départ était le 18 décembre.
— Ce qui signifie qu’il est là, quel qu’il soit, conclut Eileen. Tu n’as pas une idée de son nom ?
— Non, mais j’ai aussi rencontré un type, au labo. Venu pour un saut de reco et prépa. J’ignore la date de sa mission, mais les reco et prépa étaient à Oxford, le 2 juillet 1940. Il s’appelait Phillips ou Phipps…
— Gerald Phipps ? demanda Eileen.
— Je n’ai pas entendu son prénom. Tu le connais ?
— Oui, grimaça Eileen. Il est insupportable. Quand je lui ai parlé pour la première fois de ma mission, il a dit : « Une bonne ? Tu ne pouvais rien trouver de plus excitant ? Tu manqueras toute la guerre ! »
— Ce qui nous apprend que lui la verrait, remarqua Polly.
— Et que sa mission, elle, était excitante, ajouta Mike. A-t-il indiqué où il allait ?
— Oui. Ça commençait par un D, je pense. Ou un P. Ou peut-être un T. Je n’écoutais pas vraiment.
— Et il ne t’a pas précisé ce qu’il observerait ? insista Mike, avant de demander, quand Eileen secoua la tête : Polly, qu’est-il arrivé en juillet ?
— En Angleterre ? La bataille d’Angleterre.
— Non, je ne crois pas que ce soit sa mission. Il portait du tweed, pas un uniforme de la RAF.
— Mais tu as dit que c’était une préparation, argumenta Polly. Il devait organiser son transfert vers un aérodrome.
— Il a expliqué qu’il avait posté quelques lettres et passé un appel interurbain. Quels aérodromes commencent par un D ?
— Detling ? suggéra Polly. Duxford ?
— Non, intervint Eileen, qui fronçait les sourcils. C’était peut-être un T.
— T ? répéta Mike. Mais tu disais un D ou un P.
— Je sais. (Elle mordit sa lèvre dans son effort de réflexion.) Mais je pense que c’était peut-être un T.
— Tangmere ? proposa Polly.
— Non… Désolée. Je le saurai si je l’entends.
— On a besoin d’une liste des aérodromes anglais, déclara Mike.
— Je n’arrive pas à imaginer Gerald en pilote, dit Eileen.
— Ouais, je suis d’accord, avoua Mike. Ce maigrichon porte des lunettes, en plus.
— Et c’est un bûcheur atroce. Maths et…
— Il pourrait se faire passer pour un routeur ou un opérateur radio, suggéra Polly. C’est plus plausible que pilote. L’espérance de vie des pilotes pendant la bataille d’Angleterre était de trois semaines. M. Dunworthy ne l’aurait jamais permis. Et en tant que routeur ou expéditeur il pourrait observer la bataille d’Angleterre sans courir vraiment de danger, même si les bombardements ont touché aussi les aérodromes et les stations de radio. Mais s’il était là pour observer la bataille d’Angleterre il est peut-être déjà reparti. Il ne t’a pas indiqué combien de temps il restait, Eileen ?
— Non. Enfin, je ne crois pas. (La concentration plissait le front de la jeune femme.) J’étais en retard pour ma leçon de conduite et, comme je l’ai dit, il est insupportable. Je ne pensais qu’à une chose, m’éloigner de lui. Si j’avais su ce qui allait se produire, j’aurais écouté avec plus d’attention.
— Eh bien, si on avait su qu’on se retrouverait coincés ici, on se serait tous comportés différemment, déclara Mike d’un ton acide. Peu importe, on trouvera facilement les aérodromes. L’une de vous a-t-elle une info sur l’autre historien présent d’octobre à décembre ? ou connaissez-vous qui que ce soit qui pourrait être ici ?
— Robert Glabers avait annoncé qu’il devait faire la Seconde Guerre mondiale, dit Polly.
— C’est juste. Les essais de la bombe atomique au Nouveau-Mexique en 1945, ce qui ne nous aide pas.
Tu te trompes. Ça me donne une chance de poser à Eileen la question qui me travaille.
— 1945, répéta-t-elle d’un air pensif. 1945. Et la personne qui allait au VE Day et avec qui tu souhaitais échanger, Eileen ? As-tu persuadé M. Dunworthy de te laisser partir ?
— On a besoin de quelqu’un tout de suite, intervint Mike impatiemment. Pourquoi parlez-vous de 1945 ?
— Oui ou non ? insista Polly.
— Non, je n’ai jamais réussi à le rencontrer. Et maintenant, avec tout ça, il ne voudra sans doute même pas envisager que j’y aille.
Dieu merci ! Elle n’a pas fait le VE Day. Elle n’a pas de date limite, Dieu merci ! Et Mike non plus. Mais alors…
— Crois-tu que cet individu d’octobre pourrait être à Londres ?