— Et vous ? Marcher jusqu’à la pension, ce n’est pas tout près. Je déteste l’idée de vous enlever…
— C’est idiot, l’interrompit-elle vivement. On doit s’entraider, et spécialement en temps de guerre. Comme le dit Shakespeare : « Aucun homme n’est seul. »[42]
Dieu merci ! sir Godfrey n’est plus là pour entendre ça !
— « Chacun de nous est un fragment d’un ensemble, une part de l’humanité », continuait Mlle Laburnum en tendant à Polly son manteau. Avez-vous besoin d’autre chose ?
Le nom de l’aérodrome où Gerald est basé.
Polly chercha des yeux Lila et Viv, mais elles étaient parties. Elle consulta sa montre. Elle n’avait plus le temps de les poursuivre. Il était presque 9 heures, et elle ne pouvait courir le risque de perdre son emploi en ayant du retard. La chambre, la pension, les billets de train pour se rendre aux aérodromes, tout cela coûterait de l’argent. Cependant, prévenir Mme Rickett du partage de sa chambre avec Eileen ne pouvait attendre qu’elle sorte de son travail.
— Il y a quelque chose que vous pourriez faire pour moi, si c’est possible. Si vous pouviez informer Mme Rickett de tous ces problèmes, et…
— … lui demander si votre cousine peut s’installer avec vous ? Évidemment. Partez travailler, ma chère. Je m’occupe de tout.
— Merci mille fois !
Et Polly s’en fut à toutes jambes et arriva chez Townsend Brothers avec quelques secondes de battement.
— Où as-tu disparu, hier soir ? s’enquit Doreen pendant qu’elle découvrait son comptoir. Marjorie voulait te parler.
— J’avais un rendez-vous.
Et, pour éviter un interrogatoire – je passe mon temps à ça, pensa-t-elle –, elle lança :
— Est-ce que Marjorie t’a dit ce qu’elle faisait à Jermyn Street la nuit où elle a été blessée ?
— Non. Mlle Snelgrove ne nous a pas laissées lui poser une seule question. Elle prétendait qu’elle était trop malade pour supporter notre blabla. Elle a insisté pour la ramener elle-même à l’hôpital. Quel genre de rendez-vous ? Avec un homme ? Qui c’est ?
Par chance, Sarah arriva juste à cet instant, messagère du bombardement de Padgett’s, ce qui dispensa Polly de répondre. D’un autre côté, elle n’avait pas pu non plus amener la conversation sur le terrain des aérodromes. Elle dut attendre la sonnerie d’ouverture et le passage de Doreen avec un chargement de boîtes de lingerie destinées à la remise pour annoncer :
— J’ai rencontré un soldat de la RAF dans le refuge, il y a deux nuits, et ça marche plutôt bien entre nous.
— Je le savais ! Un rendez-vous, mon œil !
Doreen posa les boîtes et appuya ses coudes sur le comptoir.
— Je veux tout connaître sur lui. Il est beau ?
— Oui, mais il n’y a pas grand-chose à dire. Comme sa permission était terminée, il rentrait à sa base. On a juste parlé un petit moment, mais il m’a demandé de lui écrire. Le problème, c’est que je ne me rappelle plus sur quel aérodrome il est basé. Ça débute par un D, je crois, ou un T.
— Tempsford ? suggéra Doreen. Debden ?
— Je ne suis pas sûre. Le nom devait comporter deux mots.
— Deux mots ? réfléchit Doreen. High Wycombe ? Non, ça ne commence ni par un T ni par un D. Attention ! voilà Mlle Snelgrove.
Elle ramassa ses boîtes et se précipita vers la remise.
Polly déchira un morceau de papier d’emballage, nota les noms pour ne pas les oublier, et enfonça la liste dans sa poche. Avec un peu de chance, elle en obtiendrait d’autres des vendeuses au déjeuner, et l’un d’eux réveillerait la mémoire d’Eileen. Laquelle arriverait bientôt, avec Mike. Stepney était à moins de trois quarts d’heure, et la jeune femme avait sans doute peu d’affaires à empaqueter.
Ils n’étaient pourtant toujours pas là à 11 heures, et Polly s’aperçut un peu tard qu’elle ne connaissait pas l’adresse de Mike, et pas davantage le nom des gens qui hébergeait Eileen. Et le registre des employés de Padgett’s venait justement d’être réduit en miettes. Où sont-ils ? Ça ne prend pas quatre heures de se rendre à Stepney et d’en revenir.
Polly regardait l’horloge, la cage d’escalier, les ascenseurs et tentait de ne pas s’inquiéter, s’efforçant de croire qu’ils allaient la rejoindre à l’instant, sains et saufs, et qu’ils trouveraient Gerald Phipps, que sa fenêtre de saut s’ouvrirait et qu’ils rentreraient à Oxford où M. Dunworthy autoriserait la mission d’Eileen au VE Day. Elle essayait aussi d’imaginer l’imminente arrivée de son équipe de récupération et leur exclamation : « Où étiez-vous passée ? Nous avons remué ciel et terre pour mettre la main sur vous ! »
Mais alors que les minutes s’égrenaient sans que Mike ni Eileen ne paraissent, ses doutes recommencèrent à s’épaissir comme le brouillard la première nuit de sa traversée. Même si l’épidémie de rougeole avait été un point de divergence et si elle avait empêché l’équipe de joindre Eileen avant son départ pour Londres, le lieutenant Heffernan aurait indiqué à Polly qu’ils étaient venus. Et d’abord, si la rougeole était un point de divergence, pourquoi avait-on autorisé Eileen à traverser ?
Par ailleurs, il s’agissait de voyage dans le temps. Certes, parce qu’elle avait un train à prendre, Polly n’avait pas obtenu du pasteur l’adresse d’Eileen, mais l’équipe de récupération n’avait aucune contrainte. Ils disposaient littéralement de tout le temps du monde.
Et si rien n’avait détruit Oxford, si Colin n’était pas mort, où était le garçon ? Il avait promis de venir à son secours si elle avait des problèmes.
— Si tu peux, murmura Polly. Si tu n’as pas été tué.
La flèche au-dessus de la porte de l’ascenseur s’arrêta sur le trois, et Polly la regarda d’un air de défi, s’attendant à demi à découvrir Colin. Mais ce n’était pas lui. Ni Mike, ni Eileen. C’était Marjorie.
— Oh ! Polly ! s’écria-t-elle. Dieu merci ! j’ai appris que Padgett’s avait été bombardé, et j’avais si peur… Ta cousine n’a rien ?
— Non.
Polly lui attrapa le bras pour lui fournir un appui. Elle paraissait encore plus pâle et plus mal en point que la veille.
— Le ciel soit loué ! souffla Marjorie. Ne t’inquiète pas ; c’est que j’ai eu si peur… Je veux dire, c’est moi qui t’ai envoyée là-bas, et si quelque chose t’était arrivé…
— Rien n’est arrivé. Je n’ai rien du tout, et ma cousine non plus. C’est toi qui nous donnes du souci, lui reprocha Polly. Il faut arrêter de te sauver de l’hôpital pour te précipiter ici. Je te rappelle que tu es malade !
— Je suis désolée. C’est juste… quand j’ai appris que des gens avaient été tués…
— Tués ?
Dieu merci ! je vais pouvoir l’annoncer à Mike, et il cessera de se morfondre.
— Oui. L’un d’eux est mort sur le chemin de l’hôpital. C’est comme ça que j’ai su. J’ai entendu les infirmières en parler. Pour les quatre autres, c’était terminé quand on les a trouvés.
Londres, le 17 septembre 1940
Sortie →
Le halo l’aveugla l’espace d’un instant et il trébucha. Et faillit se tuer. Il se trouvait sur un étroit escalier en colimaçon et il serait tombé s’il n’en avait attrapé la rampe métallique à l’ultime seconde. Il se cogna violemment le genou, s’écorcha les deux jambes, le tout dans un fracas de métal retentissant.