Parfait. Ce n’était pas Marble Arch. Mais s’il était à Saint-Paul, alors une rue seulement le séparait de la cathédrale. De Saint-Paul !
Il faut que je la voie. Juste une minute.
S’il y arrivait. Pendant les raids, on fermait les grilles pour empêcher les gens de sortir.
— Savez-vous quelle heure il est ? interrogea-t-il.
— Combien y raque…, commença le garçon, mais la fille lui donna un petit coup sur le bras.
Elle désignait le couloir, et tous deux s’enfuirent comme s’ils avaient la mort à leurs trousses.
Il se retourna pour découvrir ce qui leur avait fait si peur et vit approcher un garde en uniforme.
— Ces deux-là vous cherchaient des ennuis, mon gars ?
— Non, je leur demandais juste mon chemin.
Le garde acquiesça, l’air préoccupé.
— Si j’étais vous, je vérifierais mon argent, mon gars. Et mon carnet de rationnement.
Un employé scrutant ses papiers, c’était bien la dernière chose dont il avait besoin, mais le garde attendait, immobile.
Il sortit son carnet de rationnement, le feuilleta en vitesse, et le rentra dans sa poche avant que le garde ait eu le loisir de le regarder de près.
— Tout y est…
Ah, zut ! Comment s’adressait-on au garde d’une station ? Monsieur ? Monsieur l’agent ? Il décida préférable de ne risquer ni l’un ni l’autre.
— Pas de bobo, ajouta-t-il.
Et il s’éloigna d’un pas rapide, comme s’il connaissait son chemin.
Il se trouva qu’il avait pris la bonne direction. Le long escalier roulant aux marches de bois le mena à la sortie de la station. Parfait, les portes étaient ouvertes. Hélas ! à l’instant où il franchissait le tourniquet, le lamento strident d’une sirène débuta, crescendo, decrescendo. C’était un son épouvantable. Pas étonnant qu’ils l’appellent « le triton du diable ». Au moins, cela lui donnait l’heure. Le 17 septembre, l’alerte avait sonné à 19 h 28.
Il avait passé plusieurs minutes dans l’escalier et la station. Et dix au minimum avec les enfants et le garde. Cela signifiait qu’il avait traversé pile à l’heure prévue, il s’était donc forcément trompé pour la date.
Un autre garde tirait la grille de métal en accordéon devant la sortie. Zut ! Si ces gosses n’avaient pas réclamé d’argent ! Maintenant, je vais rater…
Cependant, une petite ouverture subsistait. Il y fila telle une flèche, se glissa dans la foule qui se pressait de gagner la station, monta les marches et jaillit dans une étroite rue crépusculaire que bordaient de hauts immeubles en brique. Pas de cathédrale. Il se tourna pour regarder derrière lui, mais elle restait invisible. Il tendit le cou, essayant d’apercevoir le dôme au-dessus des édifices.
— Vous feriez mieux de vous mettre à l’abri, mon garçon, lui dit un ouvrier qui avait suspendu sa course vers la station l’espace d’un instant. Les Boches seront là d’une minute à l’autre.
L’homme avait raison : il n’avait rien à faire dehors en plein milieu d’un raid, mais l’occasion de voir vraiment Saint-Paul était trop belle pour la manquer, et il disposerait d’un délai de vingt minutes entre le début de l’alerte et celui des raids.
Et tout ce qu’il voulait, c’était un coup d’œil. Il bondit à l’opposé de la station et regarda en bas d’une rue transversale. Toujours rien ! Comment une énorme cathédrale couronnée d’un dôme écrasant pouvait-elle être si difficile à trouver ? Les petits filous lui auraient-ils menti ? Il fonça jusqu’au croisement suivant.
Enfin, elle était là, au bout de l’artère, parfaitement identique à ses photographies : le dôme, les tours, le large porche et ses piliers… mais tellement plus éblouissante ! Il se demanda s’il avait le temps d’y entrer, juste un instant. La sirène se taisait. Il lui sembla entendre le faible bourdon d’un avion et il leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait. Une autre sirène démarra, puis une autre, lointaine, chacune des deux en léger décalage et noyant tout bruit environnant dans leur gémissement dissonant. Il n’apercevait aucun avion et il lui restait encore au moins un quart d’heure, mais les gens dans la rue se dépêchaient, désormais, leurs têtes rentrées dans les épaules comme s’ils s’attendaient à recevoir un choc d’une seconde à l’autre. Il ferait mieux de retourner au métro. Il ne pouvait courir le risque de mourir. Il devait mener à bien ce qu’il était venu accomplir. Se résignant à cesser de regarder la cathédrale, il volta pour revenir sur ses pas. Et heurta de plein fouet une jeune femme qui portait un uniforme des Wrens. Le chargement qu’elle transportait vola tous azimuts.
— Je suis vraiment désolé, je ne vous avais pas vue.
Il se baissa pour ramasser un paquet emballé de papier kraft ficelé.
— Il n’y a pas de mal.
Elle attrapa le sac à main qu’elle avait lâché. Il s’ouvrit dans la manœuvre et tout le contenu se répandit au sol : poudrier, mouchoir, carnet de rationnement, pièces de monnaie, rouge à lèvres. Ce dernier roula sur les pavés jusqu’au caniveau.
Bondissant à la poursuite du tube, il le récupéra, le lui tendit, s’excusa de nouveau. Elle le fourra dans son sac, l’œil anxieusement fixé sur le ciel. On pouvait clairement entendre les avions, désormais, un vrombissement lourd. Un « whump » distant retentit, sans doute produit par une bombe. La Wren rassemblait ses affaires avec plus de célérité. Il ramassa promptement son mouchoir et un deuxième paquet. Un homme âgé en costume noir s’arrêta pour les aider, ainsi qu’un officier de marine, et tous se penchèrent pour retrouver les pièces de monnaie éparpillées.
Il y eut un « bang » assourdissant, beaucoup plus fort que le « whump ». Quelques secondes plus tard, un autre lui succéda, puis un autre, et cela ne cessa plus.
Les canons de DCA.
Il espérait se trouver hors d’atteinte d’un éclat de shrapnel. Il rapporta son peigne et son carnet de rationnement à la Wren. L’homme au costume noir lui remit plusieurs petites pièces et s’éloigna en vitesse.
— Est-ce que ça ira, maintenant ? demanda l’officier de marine en lui donnant le reste de sa monnaie.
Elle acquiesça.
— Je suis juste en bas, indiqua-t-elle en désignant sa gauche d’un geste vague.
L’officier de marine salua d’un doigt sur sa casquette et remonta la rue vers Saint-Paul.
Un autre « whump » retentit, beaucoup plus proche et, l’espace d’un instant, les cieux flamboyèrent.
Il tendit à la jeune femme le dernier des paquets, et elle s’en fut.
— Je suis vraiment désolé ! lui lança-t-il.
— Pas de souci !
Il se retourna et s’élança vers la station. Un nouveau « whump » éclata, suivi d’un grondement sourd et d’une explosion terrible, et la nue entière s’embrasa.
Il se mit à courir.
Glossaire[43]
A Nightingale Sang in Berkeley Square : « Un rossignol chantait dans Berkeley Square », chanson britannique d’Eric Maschwitz et Manning Sherwin, 1940.
Air Raid Precautions (ARP) : c’était un corps mixte, préposé à la Défense passive, qui comportait plusieurs sections. Les gardes (« wardens ») veillaient au respect du black-out, et ils aidaient la population à gagner les abris. Ils arrivaient les premiers sur les lieux des sinistres.
Albert Memorial : monument à la mémoire d’Albert de Saxe-Coburg-Gotha (1819–1861), époux de la reine Victoria. Conçu par George Gilbert Scott, il fut posé dans Kensington Gardens à Londres en 1875.
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Source : Les notes de ce glossaire ont été largement inspirées par Wikipedia, et nous invitons les lecteurs intéressés à s’y reporter pour de plus amples informations. (