— Mais je n’ose pas en rajouter, fit Polly, il pourrait tout annuler. Il estime depuis le début que cette mission est bien trop dangereuse, et quand il s’apercevra…
— Quand il s’apercevra de quoi ? interrogea Eileen.
Polly marqua une pause.
— Du nombre de stations de métro qui ont été touchées, déclara-t-elle finalement.
Et Eileen eut le sentiment que ce n’était pas ce qu’elle avait eu l’intention de dire.
— Je suis partie pour passer mes nuits dans les stations de métro.
— Les stations de métro ?
— Il n’y avait pas assez de refuges quand le Blitz a commencé, et ceux qui existaient n’étaient pas particulièrement efficaces, si bien que les gens dormaient dans les stations de métro. Je me prépare à camper là pendant des nuits pour étudier les occupants des abris.
Le visage d’Eileen devait traduire l’inquiétude qu’elle ressentait parce que Polly ajouta :
— C’est tout à fait sûr.
— À condition que tu ne t’installes pas dans l’un de ceux qui a été touché, riposta Eileen d’un ton pince-sans-rire.
Elles atteignaient le portail de Balliol.
— Polly, je n’entre pas avec toi.
Elle lui fit part de son plan, puis gagna la loge du concierge.
— Monsieur Purdy, savez-vous jusqu’à quelle heure Transport reste ouvert ?
— J’ai leurs horaires ici, quelque part, lui répondit-il, fouillant dans ses papiers. Dix-huit heures !
Parfait. Elle allait avoir le temps.
— M. Dunworthy est-il à son bureau ?
— Je crois. Je viens juste de prendre mon service, mais M. McCaffey m’a dit que M. Davies est arrivé il y a une heure et qu’il le cherchait. Comme il n’est pas reparti, je suppose qu’il l’a trouvé.
— Michael Davies ?
M. Purdy acquiesça.
— Mademoiselle Churchill, vous avez un message de Colin Templer. Il m’a demandé de vous dire qu’il vous cherche et…
— Il m’a trouvée, merci quand même. Eileen, je vais dire à M. Dunworthy de te téléphoner à Fournitures…
Son amie secoua la tête.
— Je viens avec toi.
— Mais je croyais que tu allais à Fournitures !
— Avant, je veux demander à Michael s’il fait le VE Day et, si oui, s’il changerait de mission avec moi. Ou peut-être sait-il qui part ?
Elle traversa la cour, Polly dans son sillage.
Assis sur les marches de Beard, Michael tapait du pied.
— Attends-tu M. Dunworthy, toi aussi ? interrogea Polly.
— Oui, répondit-il sur un ton impatient. Je poireaute ici depuis une heure et quarante-cinq minutes. Hallucinant ! D’abord, il bousille ma mission, et maintenant…
— Quelle est ta mission ? s’enquit Eileen.
— C’était Pearl Harbor. Voilà pourquoi j’ai la voix d’un foutu Américain…
— Je la trouvais étrange, en effet, confirma Eileen.
— Oui ? Eh bien, ça paraîtra encore plus étrange à Douvres ! Je fais l’évacuation de Dunkerque. Avec moins de trois jours de prépa. C’est pour ça que je suis là. Pour voir s’il ne pourrait pas revenir sur sa décision et…
— Mais…, bafouilla Eileen, perturbée, ils ont évacué des enfants, de Dunkerque ?
— Non, des soldats. La British Expeditionary Force tout entière, en fait. Trois cent mille hommes en neuf jours pile. Tu n’as suivi aucun de tes cours d’Histoire de première année ?
— Si, mais je n’ai opté pour la Seconde Guerre mondiale que l’année dernière. (Elle hésita.) L’évacuation de Dunkerque se passe pendant la Seconde Guerre mondiale, n’est-ce pas ?
Michael éclata de rire.
— Oui. Du 26 mai au 4 juin 1940.
— Oh ! voilà pourquoi je ne suis au courant de rien…
— Mais Dunkerque a été l’un des principaux tournants de la guerre, intervint Polly. D’ailleurs, est-ce que ce n’est pas un point de divergence ?
— Si.
— Alors, comment est-il possible…
— Ce n’est pas possible. J’observe l’organisation du sauvetage à Douvres, puis le retour des bateaux chargés de soldats.
— Tu disais que ton départ était programmé pour Pearl Harbor, interrompit Polly. Pourquoi M. Dunworthy l’a-t-il annulé ?
— Pas annulé. Il a juste perturbé l’ordre de mes départs. Je couvre plusieurs événements.
— L’un d’eux est-il le VE Day ? demanda Eileen.
— Non. J’étudie les héros. En conséquence, tous ces événements sont des crises : Pearl Harbor, le World Trade Center…
— L’un d’eux est-il proche du VE Day ? insista Eileen. Pour la date, je veux dire ?
— Non. La bataille des Ardennes est l’événement le plus proche. C’était en décembre 1944.
— Tu y resteras combien de temps ?
— Deux semaines.
Ainsi, ce n’était pas lui qui faisait le VE Day.
— Connais-tu un historien envoyé en mission en 1945 ?
— 1945…, réfléchit-il. J’ai entendu parler de quelqu’un qui ferait les attaques de V1 et V2, mais il me semble que c’était en 1944…
— Le secrétaire a-t-il indiqué combien de temps tu devrais attendre avant de voir M. Dunworthy ? les interrompit Polly. Il doit autoriser des leçons de conduite pour Merope – je veux dire, Eileen – et Fournitures n’ouvre que jusqu’à 17 heures.
— Non. Tout ce que le nouveau secrétaire m’a demandé, c’est si je souhaitais attendre. Je croyais qu’il s’agissait de quelques minutes, pas de toute une foutue après-midi, mais cela ne devrait plus être très long, même si Dunworthy est en train de massacrer un historien.
— Pourquoi ne pas te rendre à Oriel et réserver la Bentley, Merope… je veux dire, Eileen ? proposa Polly. Nous pouvons dire à M. Dunworthy qu’il doit téléphoner à Fournitures pour autoriser tes leçons, et ils pourront eux-mêmes téléphoner à Transport. Tu gagnerais du temps sur toute la ligne.
— J’y vais, acquiesça Eileen avant de se tourner vers Michael. Tu ne connais personne d’autre qui étudie 1945 ?
— Non. Ted Fickley était censé travailler sur la percée de Patton en Allemagne, mais Dunworthy l’a annulé.
— Pourquoi ? s’enquit Polly avec la même vivacité.
— Je l’ignore. Ted a dit qu’il n’avait pas pu obtenir la moindre explication du labo. Tout ce que je sais, c’est que Dunworthy a permuté quatre sauts, et qu’il en a supprimé deux autres ces deux dernières semaines.
Eileen hocha la tête.
— Je sors du labo, et Linna me disait qu’il a effectué des changements sur une dizaine de programmes. Gerald était là, et M. Dunworthy venait juste de reporter son transfert.
— Où allait-il, lui ? demanda Polly.
— Je ne m’en souviens pas. Quelque chose à voir avec la Seconde Guerre mondiale, il me semble. Pas le VE Day, cependant.
— Est-ce que tous les sauts qu’il change concernent la Seconde Guerre mondiale ? interrogea Polly d’une voix inquiète.
— Non. Jamal Danvers se rendait à Troie. Et Dunworthy n’a pas modifié la mission de mon compagnon de chambre, Charles, qui doit couvrir les préparatifs à l’invasion de Singapour.
— Et il n’a changé aucune des nôtres, Polly, ajouta Eileen. Polly fait le Blitz londonien, expliqua-t-elle à Michael. Elle doit être vendeuse dans un grand magasin de… Où as-tu dit ?
— Oxford Street, précisa Polly.
— Le Blitz ? répéta Michael, qui avait l’air très impressionné. Ce n’est pas un point de divergence ?
— Seulement certaines parties.
— Mais c’est définitivement un dix. Comment as-tu persuadé Dunworthy de te laisser y aller ? C’était l’enfer pour le décider à m’autoriser Pearl Harbor, surtout après ce qui est arrivé à Paul Kildow.