— Que lui est-il arrivé ? interrogea Polly avec intérêt.
— Éclats d’obus d’un mortier de siège, à Antietam. Ce n’était rien du tout, une blessure superficielle, mais vous connaissez les tendances de Dunworthy à nous surprotéger. Il lui a refusé toutes les autres batailles de sa mission.
— C’est peut-être pour ça qu’il a supprimé des sauts, fit Eileen. Parce qu’il a conclu qu’ils étaient trop dangereux. Tous ceux qu’il a annulés sont des batailles ou quelque chose d’approchant, non ?
— Je dois vous quitter, déclara Polly brusquement. Je viens juste de m’en souvenir : j’étais supposée faire un essayage, cet après-midi. Je dois me rendre à Garde-robe.
— Mais je croyais que tu allais me montrer comment ouvrir les portes de la Bentley et…
— Désolée, c’est impossible. Peut-être pourrons-nous voir ça demain.
— Tu ne devais pas faire ton rapport à M. Dunworthy ? Veux-tu que je lui dise…
— Non. Ne dis rien. Je reviens dès la fin de l’essayage. Il faut vraiment que je file. Michael, bonne chance à Dunkerque… pardon, Douvres, se reprit-elle, avant de se hâter de retraverser la cour.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Michael, qui la suivait des yeux.
— Aucune idée. Elle a semblé distraite tout l’après-midi.
— Elle part pour le Blitz.
— Je sais, mais elle a fait des tas de missions dangereuses. Il est beaucoup plus probable qu’elle craint M. Dunworthy. Elle a peur qu’il annule son transfert. Au moins, je n’ai pas besoin de m’inquiéter au sujet du mien. Aucune éventualité qu’il l’interrompe au prétexte qu’il serait trop risqué. À moins qu’Alf et Binnie ne mettent le feu au manoir ou quoi que ce soit d’autre.
— Alf et Binnie ?
— Deux de mes évacués. J’étudie les enfants évacués de Londres.
— Ce qui se passe quand ?
— De septembre 1939 jusqu’à la fin de la guerre. Tu n’as suivi aucun de tes cours d’Histoire de première année ?
Il rit.
— Je voulais dire : quand te trouves-tu là-bas ?
— Jusqu’au 2 mai, ce qui explique pourquoi je ne savais rien sur Dunkerque.
— Si l’évacuation a duré jusqu’à la fin de la guerre, peut-être peux-tu demander à Dunworthy de te laisser assister au VE Day. Ou alors, tu pourrais juste ne pas revenir.
Elle secoua la tête.
— L’équipe de récupération viendrait me chercher. Et même si je réussissais à les éviter, rester m’obligerait à me taper Alf et Binnie pendant cinq nouveaux…
— Merope ! appela quelqu’un.
Michael se retourna et regarda dans la cour.
— Quelqu’un pour toi.
C’était Colin Templer. Bondissant, il courut jusqu’à eux.
— Savez-vous où se trouve Polly ?
— À Garde-robe, répondit Eileen.
— Elle n’avait pas dit qu’elle venait ici ?
— Elle l’avait dit. Elle est venue. Pour voir M. Dunworthy, mais il est là-dedans avec quelqu’un, et elle ne pouvait pas attendre.
— Qu’est-ce que ça signifie : « il est là-dedans avec quelqu’un » ? M. Dunworthy n’est pas là. Il est à Londres. Il ne sera pas de retour avant ce soir.
Eileen se tourna vers Michael.
— Mais tu disais…
— Ce foutu secrétaire ! explosa Michael. Il n’a pas sorti un mot sur le départ de Dunworthy. Il m’a juste demandé si je souhaitais attendre, et j’ai supposé…
— C’est affreux ! s’exclama Eileen. Qu’est-ce que je vais faire avec mes leçons de conduite, maintenant ?
— À quelle heure, ce soir ? interrogea Michael.
— Aucune idée, commença Colin.
Mais Michael montait déjà les marches et faisait irruption dans le bureau de M. Dunworthy.
Colin se retourna vers Eileen.
— Alors, Polly est à Garde-robe ?
Elle acquiesça, et il décampa à toutes jambes. Michael redescendait, secouant la tête.
— Il ne reviendra pas avant minuit au plus tôt. Il est allé voir un théoricien du voyage temporel qui se nomme Ishiwaka. Et là, j’ai perdu tout mon après-midi… soit dit sans offense. C’est simplement que je n’ai pas assez de temps pour préparer mon saut, et maintenant…
— Je sais. Je n’ai que deux jours, et moi, maintenant, je vais devoir attendre jusqu’à demain pour l’autorisation de mes leçons de conduite.
— Non, tu n’auras pas besoin d’attendre, assura-t-il, fouillant dans ses poches. J’avais obtenu une permission pour apprendre le pilotage de barques à moteur quand je pensais partir à Pearl Harbor. Si ce n’est pas rempli…
Il extirpa un bout de papier et le déplia.
— Pas de souci. Il a juste signé. Ici.
— Mais tu n’en auras pas besoin ?
— Pas avant mon retour de Douvres. Je lui dirai que je l’ai perdu et qu’il me faut un autre formulaire.
Il le lui tendit.
— Merci ! s’exclama-t-elle, enthousiaste. Tu me sauves la vie.
Elle regarda sa montre. Si elle se pressait, elle pourrait arriver à Fournitures et retirer l’autorisation avant la fermeture.
— Je file.
— Moi aussi, renchérit-il en l’accompagnant jusqu’au portail. Je dois mémoriser la carte de Douvres et les noms des bateaux qui ont participé à l’évacuation, et il y en a sept cents.
En passant le portail, ils faillirent percuter Colin.
— Je croyais que tu étais parti retrouver Polly, s’étonna Eileen.
— Je l’étais, fit Colin, à bout de souffle. Mais quand je suis arrivé à Garde-robe ils m’ont demandé si je savais où vous étiez, M. Davies, et j’ai répondu oui, et ils m’ont demandé de courir vous dire qu’ils ont besoin que vous alliez les voir tout de suite. Ils ont dit qu’ils avaient dû donner votre costume à Gerald Phipps et il faut que vous veniez en essayer un nouveau.
Oxford, avril 2060
Soyez vigilant pendant le black-out !
Badri ajusta les plis du filet autour de Mike.
— Je vous envoie à 5 heures du matin, le 24 mai, annonça-t-il.
Parfait, se dit Mike. L’évacuation ne débuterait pas avant le dimanche 26, et les bateaux civils ne commenceraient à rapatrier des soldats que le jour suivant, il allait disposer de quantité de temps pour gagner Douvres et découvrir un moyen d’atteindre les quais.
— Il risque d’y avoir un décalage d’une heure ou deux, le prévint Badri. Cela dépendra de qui se trouve dans la zone et pourrait apercevoir le halo.
Mais, quand ils le firent traverser quelques minutes plus tard, le point de chute était bien plus sombre qu’il n’aurait dû, une ou deux heures avant l’aube. Une obscurité de manteau, absolue. Mike attendit que ses yeux accommodent, mais il n’y avait pas la moindre lueur qui le permît.
Il ne discernait aucune étoile ni lumière, bien que cela puisse être dû au black-out. En mai 1940, aucune lumière extérieure n’était autorisée, les phares des voitures devaient être masqués, et les fenêtres couvertes de rideaux opaques. Il avait été très dangereux de se déplacer dans ces conditions, les contemporains s’en étaient plaints, et maintenant Mike pouvait voir – ou plutôt ne pas voir – pourquoi.
Son premier réflexe fut de tendre ses bras devant lui et d’avancer en aveugle, mais il avait débarqué sur la côte sud-est de l’Angleterre. Peut-être se trouvait-il sur le bord d’une falaise de craie. Alors, un seul pas risquerait de l’envoyer plonger vers sa mort.