— Je l’ai aidée pour ses recherches de prépa. Pour le Blitz. Je veux être ici à son retour…
Il allait ajouter : pour lui donner ce travail, mais Badri était capable de lui dire de le laisser et qu’ils le lui donneraient eux-mêmes, aussi modula-t-il :
— … pour lui apprendre ce que j’ai repéré.
— Nous n’avons pas encore programmé sa récupération.
— Oh ! ira-t-elle directement à son affectation du Blitz quand elle rentrera ?
Linna secoua la tête.
— Nous ne lui avons pas encore ménagé de point de chute…, commença-t-elle, mais Badri l’interrompit en lui décochant un nouveau regard meurtrier.
— Ça ne sera pas en temps-flash, hein ?
— Non, en temps-réel. Colin, nous sommes extrêmement occupés.
— Je sais, je sais. Je m’en vais. Si vous voyez M. Dunworthy, dites-lui que je le cherche.
— Linna, contrôle le départ de Colin. Ensuite, trouve-moi les coordonnées spatio-temporelles de Pearl Harbor, le 6 décembre 1941.
Linna hocha la tête et escorta Colin jusqu’à la porte.
— Désolée. Badri est d’une humeur de chien depuis quinze jours, chuchota-t-elle. La récupération de Polly Churchill est programmée à 14 heures, mercredi, la semaine prochaine.
— Merci, murmura Colin en retour.
Il lui adressa un sourire en coin, avant de s’esquiver.
Il avait espéré que ça se passerait le week-end, afin d’éviter une nouvelle fugue de l’école, mais au moins ce n’était pas ce mercredi. Il aurait plus d’une semaine pour persuader M. Dunworthy de le laisser partir en mission quelque part. S’il s’apprêtait à sauver les trésors, Colin pourrait imaginer un moyen de lui parler des travaux de recherche qu’il se sentait capable d’effectuer pour lui dans le passé. À condition qu’il se trouve encore à Garde-robe. Il tourna sur le Broad, le descendit jusqu’à Holywell Street et suivit la rue étroite qui menait à Garde-robe, puis escalada les marches, espérant ne pas l’avoir manqué de nouveau.
Ce n’était pas le cas. M. Dunworthy se tenait devant le miroir dans un blazer en tweed au moins quatre fois trop large pour lui et fusillait du regard la tech recroquevillée.
— Mais la seule veste en tweed que nous avions dans votre taille a déjà été attribuée à Gerald Phipps parce qu’elle lui allait, s’excusait-elle. Il lui fallait une veste en tweed parce qu’il part à…
— Je sais où il part, mugit M. Dunworthy, qui remarqua soudain Colin. Que diable fais-tu ici ?
— Je porte des vêtements qui me vont beaucoup mieux que les vôtres, sourit Colin. Est-ce ainsi que vous avez prévu de sortir clandestinement les trésors de Saint-Paul ? Sous votre manteau ?
D’un haussement d’épaules, M. Dunworthy se débarrassa de la veste.
— Trouvez-moi quelque chose à ma taille !
Et il balança le vêtement sur la tech, qui s’en saisit et partit en courant.
— Vous auriez dû le garder, dit Colin. Il était assez grand pour contenir La Lumière du monde, et la tombe de Newton au-dessous.
— La tombe de sir Isaac Newton est dans l’abbaye de Westminster. La tombe de lord Nelson est à Saint-Paul, ce que tu saurais si tu passais plus de temps au lycée, où tu devrais te trouver à cet instant. Pourquoi es-tu absent ?
Ça ne marcherait jamais, l’histoire des vacances.
— Une rupture de canalisation. Ils ont dû fermer des classes pour le reste de la journée, alors j’ai pensé en profiter pour venir voir ce que vous deveniez. Et j’ai bien fait, puisque vous vous apprêtez manifestement à partir pour Saint-Paul.
— Une canalisation, grommela M. Dunworthy d’un ton dubitatif.
— Oui. Elle a inondé ma chambre et la moitié de la cour. On a presque été obligés de nager !
— Étrange que ton maître d’internat ne l’ait pas évoquée quand Eddritch lui a téléphoné.
Je savais bien que je n’aimais pas Eddritch, pensa Colin.
— En revanche, il a signalé tes absences répétées. Et la note lamentable que tu as obtenue à ton dernier essai.
— C’est la faute de Beeson. Il m’a demandé de travailler sur ce livre : Voyages temporels : une menace imminente, et c’est complètement débile. Ça prétend que la théorie du voyage temporel est erronée, que les historiens ont une incidence réelle sur les événements, qu’ils les ont affectés de tout temps, mais que nous n’avons pas encore été capables de nous en apercevoir parce que le continuum spatio-temporel a pu annuler les changements. Mais qu’il n’aura pas toujours ce pouvoir, et que nous devons d’urgence arrêter d’envoyer des historiens dans le passé, et…
— Je suis parfaitement au courant des théories du docteur Ishiwaka.
— Alors, vous savez que c’est nul. Et tout ce que j’ai fait, c’est de l’écrire dans mon essai, et Beeson m’a collé une note affreuse ! C’est totalement injuste. Je veux dire, Ishiwaka déclare ces trucs ridicules, comme son affirmation que le décalage ne se produit nullement afin d’empêcher les historiens de se rendre dans des temps et des lieux où ils auraient un impact sur les événements. Il soutient que c’est le symptôme que quelque chose ne va pas, comme la fièvre chez un patient victime d’une infection, et que l’importance du décalage va croître comme lorsqu’une infection empire, mais que nous ne serons pas en mesure de voir quoi que ce soit, parce que c’est exponentiel, ou quelque chose d’approchant, si bien qu’il n’y a aucune preuve de ça, mais que nous devrions arrêter d’envoyer des historiens parce qu’à un moment ou un autre nous aurons effectivement une preuve, et il sera trop tard, et il n’y aura plus aucun voyage dans le temps. C’est complètement nul !
M. Dunworthy fronçait les sourcils.
— Eh bien, ce n’est pas votre avis ?
Dunworthy ne répondait pas.
— Vous ne trouvez pas ? insista Colin.
Et comme son interlocuteur restait muet devant lui :
— Vous n’allez pas prétendre que vous croyez à cette théorie ? Monsieur Dunworthy ?
— Quoi ? Non. Comme tu dis, le docteur Ishiwaka n’a pas été capable de fournir des preuves convaincantes à l’appui de ses idées. D’un autre côté, il soulève certaines questions troublantes qui méritent investigation, plutôt qu’une réfutation comme « nullité intégrale ». Mais tu n’es manifestement pas venu ici pour débattre avec moi de théories sur le voyage temporel. Ou, comme tu l’as prétendu, pour prendre de mes nouvelles.
Il posa sur Colin un regard affûté :
— Pourquoi es-tu venu ?
C’est là que ça devenait délicat.
— Parce que je suis en train de perdre mon temps à étudier les maths et le latin. Je veux étudier l’Histoire, et la réalité, pas des livres qui tombent en poussière. Je veux aller en mission. Et ne dites pas que je suis trop jeune. J’avais douze ans quand nous sommes allés affronter la peste noire. Et Jack Cargreaves n’en avait que dix-sept quand il est allé sur Mars.
— Et lady Jane Grey avait dix-sept ans quand on l’a décapitée, assena M. Dunworthy. Devenir historien est encore plus dangereux que de prétendre au trône. Il y a toutes sortes de risques, et c’est la raison pour laquelle les historiens…
— … doivent être des étudiants de troisième année, âgés d’au moins vingt ans, avant d’espérer se rendre dans le passé, récita Colin. Je sais tout ça. Mais je suis déjà allé dans le passé. Je vous ai assisté sur un dix. Rien ne peut être plus dangereux que ça. Et il y a toutes sortes de missions où quelqu’un de mon âge…
M. Dunworthy n’écoutait plus. Il regardait fixement la tech de retour avec une veste en cuir noir bardée de fermetures Éclair métalliques.