— Qu’avons-nous là, exactement ? interrogea-t-il.
— Un blouson de moto. Vous m’avez demandé quelque chose à votre taille, ajouta-t-elle, sur la défensive. Il vient de la bonne époque historique.
— Mademoiselle Moss, dit M. Dunworthy sur le ton qui faisait toujours sursauter Colin, le but essentiel du costume d’un historien est le camouflage… lui permettre d’éviter d’attirer l’attention. De se fondre dans la foule. Comment espérez-vous y arriver (il gesticula en direction du blouson de cuir) en m’habillant de cette façon ?
— Mais nous avons des photographies d’un blouson comme celui-ci en 1950, commença la tech avant de se raviser. Je vais voir ce que je peux trouver d’autre.
Elle s’enfuit dans l’atelier, renfrognée.
— En tweed ! lui lança M. Dunworthy.
— Se fondre dans le décor est exactement ce dont j’étais en train de parler, dit Colin. Il y a toutes sortes d’événements historiques où un garçon de dix-sept ans s’intégrerait à la perfection.
— Comme le ghetto de Varsovie ? rétorqua sèchement M. Dunworthy. Ou les croisades ?
— Je n’ai plus voulu faire les croisades depuis mes douze ans. C’est exactement ce dont je parle. Vous et…
Il se rattrapa :
— … vous, et tout le monde à l’école, vous me considérez encore comme un enfant, mais je ne le suis plus. J’ai presque dix-huit ans. Et il y a plein de missions que je pourrais mener à bien. Comme le deuxième attentat d’al-Qaida sur New York.
— New…
— Oui. Il y avait un lycée près du World Trade Center. Je pourrais passer pour un élève et assister à tout.
— Hors de question que je t’envoie au World Trade Center.
— Pas là. Le lycée est à quatre rues, et aucun des élèves n’a été tué. Aucun n’a même été blessé, si l’on excepte les produits toxiques et l’amiante qu’ils ont inhalé, et je pourrais…
— Hors de question que je t’envoie où que ce soit à proximité du World Trade Center. C’est bien trop dangereux. Tu pourrais être tué…
— Alors, envoyez-moi à un endroit qui n’est pas dangereux. Envoyez-moi en 1939, voir la « drôle de guerre ». Ou dans le nord de l’Angleterre, observer les enfants évacués.
— Pas question non plus de t’envoyer sur le terrain de la Seconde Guerre mondiale.
— Vous êtes allé à l’époque du Blitz, et vous avez laissé Polly…
— Polly ? s’éveilla M. Dunworthy. Polly Churchill ? Qu’a-t-elle à voir avec ça ?
Crétin !
— Rien. Je veux juste dire que vous laissez vos historiens se rendre dans toutes sortes d’endroits dangereux, et vous allez dans toutes sortes d’endroits dangereux, et vous ne voulez même pas me laisser aller dans le nord de l’Angleterre, qui n’est pas dangereux du tout. Le gouvernement évacuait les enfants là pour qu’ils soient hors de danger. Je pourrais prétendre avoir emmené mes petits frères et sœurs…
— J’ai déjà un historien en 1940, qui observe les enfants évacués.
— Mais pas de 1942 à 1945. J’ai regardé, et certains des enfants sont restés à la campagne pendant toute la durée de la guerre. Je pourrais étudier les effets d’une aussi longue séparation avec les parents. Et manquer l’école ne serait pas un problème. Je pourrais y assister en recourant au temps-flash, puis…
— Pourquoi as-tu tellement envie de te rendre à l’époque de la Seconde Guerre mondiale ? Est-ce parce que Polly Churchill s’y trouve ?
— Je n’en ai pas si envie que ça. Je le suggérais seulement parce que vous ne voulez me laisser aller nulle part où je risquerais quelque chose. Et ça vous va bien de parler danger quand vous vous rendez à Saint-Paul la nuit qui précède l’explosion de la bombe de précision…
M. Dunworthy le regarda d’un air étonné.
— La nuit qui précède la bombe de précision ? De quoi parles-tu ?
— De votre sauvetage des trésors.
— Qui t’a dit que je sauvais les trésors de Saint-Paul ?
— Personne, mais il est évident que c’est pour ça que vous allez à Saint-Paul.
— Je ne suis pas…
— Dans ce cas, vous vous apprêtez à reconnaître les lieux, de façon à pouvoir procéder au sauvetage plus tard. Je pense que vous devriez m’emmener. Vous avez besoin de moi. Vous seriez mort si je ne vous avais pas accompagné en 1349. Je peux passer pour un étudiant de l’université venu examiner la tombe de Nelson, ou quoi que ce soit d’autre, et vous établir une liste de tous les trésors.
— Je ne sais pas où tu as eu cette idée ridicule, Colin. Personne ne part à Saint-Paul sauver quoi que ce soit.
— Alors pourquoi y allez-vous ?
— Ça ne te regarde pas… Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il alors que la tech revenait avec un long manteau en soie jaune brodée de fleurs violettes.
— Ça ? dit-elle. Oh ! ce n’est pas pour vous. C’est pour Kevin Boyle. Il se rend à la cour du roi Charles II. Il y a un appel téléphonique de Recherche pour vous. Dois-je leur répondre que vous êtes occupé ?
— Non. Je le prends.
Il la suivit dans l’atelier. Colin l’entendit demander :
— Rien sur Paternoster Row ? Et sur Ave Maria Lane ? Ou Amen Corner ?
Longue pause, puis :
— Et les listes des victimes ? Avez-vous été capable d’en trouver une pour le 17 ? Non ? C’est ce que je craignais. Oui, bon, tenez-moi au courant dès que vous avez du nouveau.
Il sortit de l’atelier.
— Ce coup de fil était-il lié à votre prochaine visite à Saint-Paul ? demanda Colin. Parce que si vous avez besoin de découvrir quelque chose je pourrais revenir à Saint-Paul et…
— Tu ne vas pas à Saint-Paul, ni à la Seconde Guerre mondiale, ni au World Trade Center. Tu retournes au lycée. Après que tu auras passé tes examens et que tu auras été admis en section d’Histoire à Oxford, alors nous pourrons discuter de tes déplacements vers…
— Mais alors il sera trop tard, murmura Colin.
— Trop tard ? releva M. Dunworthy d’un ton coupant. Que veux-tu dire ?
— Rien. Je suis prêt à partir en mission maintenant, c’est tout.
— Si c’est le cas, pourquoi t’exclamer : « Mais alors il sera trop tard » ?
— C’est juste que trois ans, c’est une éternité. Quand vous me laisserez enfin partir en mission, les événements les meilleurs auront tous été pris, et il ne restera plus rien de passionnant.
— Comme les enfants évacués, remarqua M. Dunworthy. Ou la « drôle de guerre ». Et c’est pour ça que tu sèches tes cours et que tu es venu jusqu’ici pour me convaincre de te laisser partir en mission tout de suite, parce que tu craignais que quelqu’un d’autre prenne la « drôle de… »
— Que pensez-vous de ça ? l’interrompit la tech, surgissant avec une veste de tir en tweed ceinturée et des knickers.
— Qu’est-ce que votre « ça » est supposé être ? gronda M. Dunworthy.
— Une veste en tweed, repartit-elle sur un ton innocent. Vous avez dit…
— J’ai dit que je voulais me fondre dans…
— Je dois retourner au lycée, intervint Colin, avant de s’esquiver.
Il fallait bouger avant qu’il soit trop tard. Quand M. Dunworthy se saisissait de quelque chose, il ressemblait à un chien acharné sur son os. Colin n’aurait jamais dû mentionner Polly. S’il comprend pourquoi je veux partir en mission, il refusera même de l’envisager, pensait-il tandis qu’il marchait vers le Broad.