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— Tu veux rentrer chez toi maintenant, et quand les bombes vont se mettre à tomber tu souhaiteras être ici, grinça M. Tooley, qui agitait son doigt en direction de l’enfant. Mais alors il sera trop tard.

Et, réintégrant son bureau d’un pas lourd, il en claqua la porte, sans que cela provoque le moindre effet sur Theodore.

— Je veux rentrer à la maison, répétait-il, inébranlable.

— Le train arrivera bientôt, assura Eileen.

— J’parie qu’non, clama la voix d’un petit garçon. L’est…

— Chuuut ! l’interrompit-on sur un ton virulent.

Eileen se tourna, mais il n’y avait personne sur le quai. Elle se hâta vers le bord et regarda les voies en contrebas. Personne là non plus.

— Binnie ! Alf ! appela-t-elle. Sortez de là-dessous tout de suite.

Et Binnie surgit des entrailles du quai, suivie par son petit frère, Alf.

— Ne restez pas sur les voies. C’est dangereux. Le train pourrait arriver.

— Non. Impossible, fit Alf, en équilibre sur l’un des rails.

— Tu n’en sais rien. Monte ici immédiatement.

Les deux enfants grimpèrent sur le quai. Ils étaient tous les deux dégoûtants. Le nez du garçon, qui coulait en permanence, avait produit une traînée crasseuse, et sa chemise était à demi sortie de son pantalon. Sa sœur de onze ans n’avait pas meilleure apparence, les bas en accordéon, ses cheveux dénoués et les pans de son ruban pendouillant.

— Mouche-toi, Alf ! ordonna Eileen. On peut savoir ce que vous fabriquez ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école, vous deux ?

Alf essuya son nez sur sa manche et désigna Theodore du doigt.

— Ben, l’y est pas, lui, à l’école.

— Aucun rapport. Que faites-vous à la gare ?

— C’est qu’on vous a vus passer, expliqua Binnie.

Alf hocha la tête.

— On pensait qu’t’avais rendu ton tablier.

Pas moi, le contredit Binnie. Moi, j’pensais qu’elle nous plantait pour un rancard. Una aussi, elle fricote.

Elle adressa à Eileen un sourire narquois.

— Tu nous quittes pas, hein ? s’inquiéta le garçon, l’œil arrêté sur la valise de Theodore. On veut pas. T’es la seule un peu chouette avec nous, t’sais. La mère Bascombe et Una, c’est des peaux d’vache.

— Una sort en douce pour bécoter un soldat, ajouta Binnie. Dans les bois !

Alf acquiesça.

— On l’a filée toute sa demi-journée de congé.

Binnie lui décocha un regard si meurtrier qu’Eileen se demanda s’ils l’avaient aussi pistée pendant son temps libre. Elle devrait s’assurer qu’ils se trouvent effectivement à l’école la semaine prochaine. Si la chose était possible. Le pasteur, M. Goode – un jeune homme sérieux – était déjà venu deux fois au manoir signaler leur absentéisme répété.

— Ils paraissent avoir quelque difficulté d’adaptation à la vie chez nous, avait-il observé.

Eileen pensait au contraire que les deux enfants s’adaptaient trop bien. Dans leur cas, lady Caroline avait clairement échoué à reconnaître les « gentils ». Ils n’avaient pas été choisis depuis plus de deux jours qu’ils se conduisaient en maîtres pour voler les pommes, provoquer les taureaux, piétiner les légumes du jardin, et laisser tous les portails ouverts dans un rayon de vingt kilomètres à la ronde.

— Dommage que ce plan d’évacuation ne marche pas dans les deux sens, avait déploré Mme Bascombe. Je les aurais expédiés à Londres dans la minute en leur attachant au cou une étiquette à bagages. Petits vandales !

Binnie ajoutait :

— Mme Bascombe dit comme ça que les filles convenables, ça donne pas des rancards aux bougres dans les bois.

— Certes, mais les filles convenables n’espionnent pas davantage les gens, assena Eileen. Et elles ne sèchent pas les cours.

— C’est l’maître qui nous a renvoyés au manoir, affirma Binnie. Cause que Alf y a pris mal. Sa tête, l’est chaude comme la braise.

Alf tenta de paraître malade.

— Tu fous pas l’camp, hein, Eileen ? demanda-t-il sur un ton plaintif.

— Non, grogna-t-elle. (Malheureusement.) C’est Theodore qui s’en va.

Quelle erreur ! L’enfant se fit entendre sur-le-champ.

— Je veux…

— Tu partiras, trancha-t-elle. Dès que le train arrivera.

— Ça risque pas, dit Alf. En tout cas, z’ont poireauté pour rien, hier.

— Comment le sais-tu ? s’enquit Eileen.

Mais elle connaissait déjà la réponse. Ils avaient également séché les cours la veille. Elle se rendit au bureau et martela la porte.

— Est-il vrai que le train de voyageurs ne vient parfois pas du tout ? interrogea-t-elle dès que M. Tooley eut ouvert.

— Il… Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ? Si je vous chope encore, les Hodbin…

Il lança son poing, menaçant, mais Binnie et Alf s’étaient déjà envolés sur le quai, avaient sauté à l’extrémité, et disparu.

— Dites-leur d’arrêter de jeter des pierres sur les trains, ou je les balance, cria-t-il, rouge d’indignation. Criminels ! Ça finira au violon de Wandsworth.

Eileen était tentée d’en convenir, mais elle ne voulait pas s’écarter de son sujet.

— Est-il vrai que le train n’est pas venu du tout hier ?

Il hocha la tête à contrecœur.

— Des ennuis sur la ligne, mais y a de bonnes chances que ce soit arrangé, maintenant.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Non. Dites à ces deux-là que je leur colle les flics aux trousses s’ils reviennent encore rôder par ici.

Il rentra d’un pas lourd dans son bureau.

Ah ! quelle poisse ! Ils ne pouvaient pas rester là toute la nuit, sans savoir si le train viendrait ou non. Le visage de Theodore était déjà rouge de froid et, avec le black-out, l’éclairage n’était pas autorisé dans la gare. Si le train arrivait après la tombée de la nuit, le conducteur ne pourrait même pas voir qu’ils attendaient et ne s’arrêterait pas. Elle devait se résigner à se taper tout le chemin du retour, ramener Theodore au manoir, et essayer de nouveau demain.

Seulement son billet était pour aujourd’hui. Et elle n’avait aucun moyen de prévenir sa mère et de l’informer que son fils ne serait pas au rendez-vous. Elle scruta anxieusement les voies, guettant l’apparition d’une fumée au-dessus des arbres dénudés.

— La ligne est flinguée à cause d’un train écrabouillé, j’parie, proclama Binnie, qui surgissait de l’arrière d’une pile de traverses.

— Moi, j’parie qu’un avion boche l’a survolée, et qu’y a craché sa bombe, et que tout l’train a explosé, dit Alf.

Ils se hissaient non sans mal sur le quai.

— Boum ! Des bras et des jambes partout ! Ratatinés !

— Ça suffit, maintenant ! ordonna Eileen. Vous deux, vous retournez à l’école.

— On peut pas, protesta Binnie. J’t’ai dit, Alf s’est chopé la mort. Il a le carafon en…

Eileen plaqua sa main sur le front parfaitement frais du garçon.

— Pas une ombre de fièvre. Allez, hop, on y va !

— Impossible, renchérit Alf. L’école est finie.

— Alors, rentrez à la maison.

À ce mot, le visage de Theodore se convulsa.

— Là, dépêchons-nous de mettre ces moufles, se précipita Eileen en s’agenouillant devant lui.

Elle ajouta, dans l’espoir de distraire son attention :

— As-tu voyagé en train quand tu es venu à Backbury, Theodore ?

Nous, on est venus en bus, intervint Binnie. Alf a dégueulé sur les godillots du chauffeur.