Выбрать главу

— Le train, ça te coupe la caboche si tu te penches par la fenêtre, lança son frère. Pfuit !

— Suis-moi, Theodore, dit Eileen. On va se poster au bout du quai. On pourra voir si le train approche.

— Une pote à moi, elle a marché trop près du bord, lâcha Binnie. L’a chuté sur les rails et un train roulait droit sur elle. Ça l’a tranchée en deux.

— Alf, Binnie, je ne veux plus entendre un mot sur les trains.

— Même pas si y en a un qui vient ?

Binnie désignait les voies. Effectivement, le train approchait, sa locomotive massive couronnée de vapeur.

Merci, mon Dieu !

— Voilà ton train, Theodore, annonça Eileen.

Elle s’agenouilla pour boutonner son manteau et suspendit à son cou la boîte de son masque à gaz.

— Ton nom, ton adresse et ta destination sont écrits sur ce papier, expliqua-t-elle avant de glisser la feuille dans sa poche. Quand tu arriveras à Euston, ne quitte pas le quai. Ta mère viendra jusqu’au train te chercher.

— Et si sa p’tite maman est pas là, y fait quoi ? demanda Binnie.

— Et si on l’a tuée sur la route, y fait quoi ? insista Alf.

Binnie hocha la tête.

— Tout juste. Y fait quoi si une bombe a zigouillé sa mère ?

— Ne les écoute pas, soupira Eileen.

Qui pensait : Pourquoi est-ce que ce ne sont pas les Hodbin que je renvoie chez eux ?

— Ils te taquinent, Theodore. Il n’y a pas la moindre bombe à Londres.

Pas encore.

— Pourquoi qu’on nous a largués ici, alors ? s’enquit Alf. Si c’est pas pour nous protéger des bombes ?

Il colla son visage à celui du petit garçon.

— Si tu regagnes tes pénates, j’crois bien qu’une bombe aura ta peau.

— Ou le gaz moutarde, renchérit Binnie, qui agrippait sa gorge et faisait semblant d’étouffer.

Theodore leva les yeux sur Eileen.

— Je veux rentrer à la maison.

— Je te comprends.

Elle souleva sa valise et l’entraîna vers le train qui ralentissait. Il était plein de soldats qui se glissaient sous les rideaux de black-out des compartiments pour regarder, agiter la main, sourire, et qui encombraient les plates-formes aux deux bouts des voitures, certains d’entre eux à demi pendus au-dessus des marches.

— Tu viens nous voir partir au front, mon chou ? l’appela l’un des garçons alors que sa voiture s’arrêtait dans un crissement de roues juste devant elle. Tu viens nous faire un petit baiser d’adieu ?

Seigneur ! pourvu que ce ne soit pas un train militaire !

— Est-ce que c’est bien le train de voyageurs pour Londres ? demanda-t-elle avec espoir.

— C’est bien lui, déclara le soldat. En avant, ma jolie !

Il se pencha vers elle, une main tendue, l’autre cramponnant la rampe.

— Nous prendrons grand soin de vous, clama un soldat costaud aux joues rouges, qui se tenait à son côté. Pas vrai, les gars ?

Un chœur de ululements et de sifflets lui répondit.

— Ce n’est pas moi qui voyage, c’est ce petit garçon, dit-elle au premier soldat. Il faut que je parle au chef de train. Iriez-vous le chercher pour moi ?

— À travers cette foule ? soupira-t-il en jetant un regard en arrière. Rien ni personne ne traverserait ça.

Seigneur !

— Cet enfant se rend à Londres. Pouvez-vous veiller à ce qu’il y arrive en sécurité ? Sa mère doit l’attendre à la gare.

Il hocha la tête.

— Vous êtes certaine que vous ne voulez pas venir aussi, ma jolie ?

— Voilà son billet, dit-elle en le lui passant. Son adresse se trouve dans sa poche. Il s’appelle Theodore Willett.

Elle lui tendit la valise.

— Allez, Theodore. Monte. Ce gentil soldat va s’occuper de toi.

— Non, se mit à crier le garçon, qui s’était retourné pour se précipiter dans ses bras. Je veux pas rentrer à la maison.

Elle vacilla sous son poids.

— Bien sûr que si, Theodore. Il ne faut pas écouter Alf et Binnie. Ils cherchaient juste à te terroriser. Là, je grimpe avec toi.

Elle essaya de l’installer sur la première marche, mais il se cramponnait à son cou.

— Non, tu vas me manquer !

— Tu vas me manquer aussi, dit-elle en tentant de détacher ses doigts. Mais réfléchis, ta maman sera là, et ton joli petit lit, et tes jouets. Rappelle-toi combien de fois tu m’as demandé à rentrer chez toi !

— Non.

Il enfonçait sa tête dans son épaule.

— Pourquoi tu le balances pas dedans ? suggéra Alf d’un ton obligeant.

— Non ! sanglota Theodore.

Alf, gronda Eileen. Aimerais-tu qu’on te balance au milieu d’un tas d’inconnus, puis qu’on te laisse te débrouiller tout seul ?

— J’adorerais ça. J’les aurais à la bonne. Y m’paieraient des bonbons.

Je parie que tu y arriverais, mais Theodore n’est pas aussi coriace que toi.

Et, de toute façon, elle ne pouvait pas le balancer. Il avait verrouillé ses mains autour de son cou.

— Non, criait-il alors qu’elle tentait de desserrer l’étreinte de ses doigts. Je veux que tu viennes avec moi.

— Je ne peux pas, Theodore. Je n’ai pas de billet.

Et le soldat qui s’était chargé de la valise avait disparu dans le wagon pour la ranger, si bien qu’il était désormais impossible de récupérer le bagage et le billet de l’enfant.

— Theodore, je crains que tu ne sois obligé de monter dans ce train.

— Non, hurla-t-il droit dans son oreille, et il affermit sa prise autour de son cou, au point de l’étrangler.

— Theodore…

— Là, là, il n’y a pas moyen d’y couper, Theodore, dit la voix d’un homme, presque contre sa joue.

Et Theodore passa abruptement de son cou aux bras d’un homme.

C’était le pasteur, M. Goode.

— Bien sûr, tu ne veux pas y aller, mon garçon, mais dans une guerre nous devons tous réaliser des exploits que nous n’avons pas envie d’accomplir. Tu dois te comporter en soldat courageux et…

— Je suis pas soldat, gronda Theodore.

Le pasteur déjoua très habilement son coup de pied à l’aine en attrapant le pied de l’enfant.

— Si, tu en es un. Quand il y a une guerre, tout le monde est soldat.

Vous en êtes pas un, clama le petit, insolent.

— Mais si. Je suis capitaine dans la Home Guard[1].

Elle, c’est pas un soldat, insista-t-il en désignant Eileen.

— Bien sûr que si. Elle est le général de division en charge des évacués.

Il la salua avec beaucoup d’élégance.

Ça ne marchera jamais, pensa Eileen. Bien essayé, mon révérend !

Pourtant, Theodore demandait :

— Je suis quelle sorte de soldat ?

— Un sergent chargé de monter dans le train, répondit le pasteur.

Il y eut un échappement de vapeur, et la voiture fit une embardée.

— Il est temps d’y aller, sergent !

Et le pasteur poussa l’enfant dans les bras du soldat aux joues rouges.

— Soldat, je compte sur vous pour veiller à ce qu’il retrouve sa mère, le pria-t-il.

— J’y veillerai, mon révérend.

— Je suis un soldat, moi aussi, avertit Theodore. Un sergent ! Aussi, tu dois me saluer.

— Ah, bon ? repartit le soldat qui souriait.

Le train s’ébranlait.

— Merci, clama Eileen pour dominer le cliquetis des roues. Au revoir, Theodore !

вернуться

1

Home Guard. Formation paramilitaire britannique constituée de volontaires et instituée au début de la Seconde Guerre mondiale pour protéger le territoire national.

Un glossaire en fin de volume donne les traductions et les détails des éléments historiques et des sigles. (NdT)