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« La camionnette attend depuis dix minutes », ajouta Élaine.

Elle voulait parler de la camionnette de Blind Lake, au volant de laquelle patientait, l’air nerveux et le coude à la fenêtre, un jeune fonctionnaire du ministère de l’Énergie. Chris hocha la tête, jeta ses bagages à l’arrière et prit place derrière Élaine et Sébastian.

Il n’était qu’une heure de l’après-midi, mais il sentit une vague d’épuisement déferler en lui. Peut-être à cause de la lumière de septembre. Ou des excès de la nuit. (L’idée de la coke revenait à Lacy, même si c’était lui qui l’avait payée. Il avait partagé quelques lignes avec elle, histoire de se montrer de bonne compagnie… une dose plus que suffisante pour avoir la pêche presque jusqu’à l’aube.) Il ferma un instant les yeux mais sans s’accorder le luxe de dormir. Il voulait découvrir Constance en plein jour. Leur arrivée tardive, la veille au soir, ne lui avait permis de voir de la ville que le Denny’s, puis un bar dans lequel le groupe local jouait les morceaux demandés par la clientèle, et enfin l’intérieur de l’appartement de Lacy.

La ville avait fait de son mieux pour se transformer en attraction touristique. Malgré toute la célébrité qu’il avait acquise, le campus de Blind Lake restait fermé aux visiteurs de passage. Les curieux devaient se contenter de Constance, vieux village avec silo à grains et voies de garage, qui servait de base de ravitaillement aux civils employés la journée à Blind Lake et où le nouveau Marriott et l’encore plus récent Hilton accueillaient parfois congrès scientifiques ou conférences de presse.

La rue principale avait exploité avec plus d’enthousiasme que de goût le thème Blind Lake. Les bâtiments commerciaux à deux niveaux semblaient dater du milieu du siècle précédent, avec leurs briques jaunes en argile tirée du lit d’une rivière locale, et auraient pu être attractifs s’ils n’avaient succombé à une vague de mercantilisme. Bien entendu, on avait décliné le homard à satiété. En peluche, en hologramme dans les vitrines, en poster, sur les serviettes de table, en céramique genre nain de jardin…

Élaine suivit son regard et devina ses pensées. « Tu aurais dû dîner au Marriott, dit-elle. On nous a servi une putain de bisque de homard. »

Il haussa les épaules. « Ces gens essayent juste de gagner de quoi nourrir leur famille.

— Ils tirent profit de l’ignorance. Je me demande bien d’où sort cette histoire de homards. Ils n’ont pas du tout l’air de homards. Ils n’ont pas d’exosquelette et Dieu sait qu’ils n’ont pas d’océan pour y nager.

— Il fallait bien que les gens leur donnent un nom.

— Qu’ils leur donnent un nom, d’accord, mais fallait-il qu’ils en décorent leurs cravates ? »

On ne pouvait nier que les travaux de Blind Lake avaient été vulgarisés à très large échelle. Mais Chris croyait savoir que ce qui ennuyait Élaine, dans cet étalage de crustacés, c’était de se dire qu’un acte réciproque avait peut-être lieu dans les étoiles proches. Avec des caricatures d’humains en plastique se prélassant dans des vitrines sous un soleil étranger. Ou même son visage imprimé sur un mug souvenir dans lequel des créatures inimaginables buvaient de mystérieux liquides.

La camionnette, un véhicule électrique d’un bleu poussiéreux, leur avait été envoyée par Blind Lake. Chris trouva le chauffeur peu bavard, mais rien ne leur disait qu’il ne les écoutait pas pour essayer de déterminer leurs « positions » – petit travail sous couverture monté par le bureau des relations publiques. Du coup, une certaine gêne pesait sur la conversation. Ils sortirent de la ville par l’autoroute et empruntèrent en silence une route à deux voies. Malgré l’absence de marquage évident, à l’exception des balises ROUTE PRIVÉE – PROPRIÉTÉ DU GOUVERNEMENT ET DU MINISTÈRE DE L’ÉNERGIE, ils se trouvaient déjà en territoire privilégié. Tout véhicule non attendu aurait été stoppé au bout de quatre cents mètres, au premier poste de contrôle (camouflé). On gardait jour et nuit cette route sous surveillance optique et électronique. Il se souvint d’une chose que lui avait dite Lacy : là-bas, même les chiens de prairie avaient des laissez-passer.

Chris tourna la tête pour regarder le paysage défiler de l’autre côté de la fenêtre. Les terres arables inexploitées laissèrent la place aux prairies ouvertes et aux prés piquetés de fleurs sauvages. Une région sèche, mais pas désertique. Durant la nuit, une tempête avait traversé la ville en grondant tandis que Chris et Lacy se réfugiaient dans l’appartement de cette dernière. La pluie avait débarrassé l’asphalte des rues de sa pellicule huileuse, rempli les égouts de papier journal détrempé ou d’herbes pourrissantes, et provoqué une coloration tardive de la prairie.

Deux ans plus tôt, un éclair avait allumé un feu de broussailles qui était parvenu à moins de quatre cents mètres de Blind Lake. On avait expédié des pompiers depuis le Montana, l’Idaho et l’Alberta. Tout cela avait semblé très photogénique sur les chaînes d’information continue – et soulignait la fragilité de l’encore immature Nouvelle Astronomie – mais aucune menace importante n’avait jamais pesé sur les installations. Une fois encore, avaient grommelé les savants de Crossbank, Blind Lake se débrouille pour faire les gros titres. Blind Lake était la petite sœur sexy de Crossbank, sujette aux crises de vanité et fascinée par les paparazzi…

Mais toutes les traces laissées par le feu avaient été effacées par deux étés et autant d’hivers. Par les herbes folles, les orties sauvages et ces petites fleurs bleues dont Chris ignorait le nom. Par l’enviable capacité de la nature à oublier.

Ils avaient commencé par Crossbank parce que Crossbank aurait dû leur poser moins de problèmes.

Les installations de Crossbank se consacraient à un monde biologiquement actif en orbite autour de HR8832 : la deuxième planète du système, si on ne tenait pas compte de l’anneau de planétésimaux à une demi-UA de là entre le soleil et elle. Une planète rocheuse à cœur ferreux d’une masse égale à 1,4 fois celle de la terre et pourvue d’une atmosphère relativement riche en oxygène et en azote. Sur ses deux pôles, les agglutinations de glace atteignaient parfois des températures assez basses pour que le CO2 gèle, mais ses régions équatoriales étaient des plaques continentales recouvertes de mers chaudes et peu profondes, et la vie y abondait.

Une vie qui manquait tout bonnement de séduction. Multicellulaire, mais purement photosynthétique : l’évolution sur HR8832/B semblait avoir négligé d’inventer la mitochondrie nécessaire à toute vie animale. Les paysages y étaient néanmoins souvent spectaculaires : on trouvait par exemple d’immenses colonies de bactéries photosynthétiques semblables à des stromatolites et s’élevant fréquemment à une hauteur de deux ou trois étages au-dessus de la surface verte des mers, ou de prétendues étoiles de corail à symétrie quintuple, amarrées aux fonds marins et flottant à demi immergées en pleine mer.

Le grand public s’était beaucoup intéressé à ce monde d’une beauté exquise à l’époque ou il n’existait aucune autre installation semblable à Crossbank. Les mers équatoriales produisaient en moyenne toutes les 47,4 heures terrestres de stupéfiants crépuscules, souvent avec des stratocumulus montant en volutes bien plus haut que sur Terre, des châteaux de nuage extraits d’une publicité victorienne pour une bicyclette. Des boucles vidéo ajustées sur vingt-quatre heures, montrant les mers équatoriales, connaissaient le succès depuis plusieurs années en tant que fenêtres virtuelles.