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Un monde magnifique qui avait engendré toute une série de nouvelles perspectives sur l’évolution planétaire et biologique. Il continuait à produire des données d’une utilité hors du commun. Mais c’était un monde statique. Il ne se passait pas grand-chose, sur la deuxième planète de HR8832. On n’y voyait d’autres mouvements que ceux du vent, de l’eau et de la pluie.

On avait fini par l’appeler « la planète où rien ne se passe », expression née sous la plume d’un éditorialiste du Chicago Tribune qui réduisait l’ensemble de la Nouvelle Astronomie à un autre de ces réservoirs de connaissances tape-à-l’œil mais inutiles financés sur fonds fédéraux. Crossbank avait appris à se méfier des journalistes. Visions avait dû négocier longuement pour obtenir que Chris, Élaine et Sébastian y passent une semaine. Le magazine n’avait obtenu aucune garantie de coopération, et ne devait sans doute d’avoir fini par réussir à convaincre les relations publiques qu’à la réputation de journaliste scientifique sérieuse dont jouissait Élaine. (Ou peut-être était-ce la réputation de Chris qui les avait rendus si difficiles à convaincre.)

Mais dans son ensemble, la visite de Crossbank avait été un succès. Tant Élaine que Sébastian affirmaient y avoir fait du bon boulot.

Chris s’était quant à lui heurté à quelques difficultés. La directrice du département Observation et Interprétation avait sans ambages refusé de lui parler. Sa meilleure citation venait de ce gamin rencontré à la cafétéria. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Et même ce gamin à la cafétéria avait fini par se pencher pour lire le badge nominatif de Chris et demander : « C’est vous le Carmody qui a écrit ce bouquin ? »

Chris avait avoué être, en effet, l’auteur dudit bouquin.

Le gamin avait alors hoché la tête, quitté la table et apporté son repas au recyclage sans le terminer ni ajouter un mot.

Deux avions de surveillance les survolèrent au cours des dix minutes suivantes, et sur le tableau de bord de la camionnette, le transpondeur passe-partout commença à émettre des clignotements spasmodiques. Ils avaient franchi de nombreux points de contrôle bien avant d’atteindre la clôture métallique en accordéon qui serpentait sur la prairie de chaque côté du poste de garde en acier et parpaings, duquel un agent en uniforme sortit pour, d’un geste, leur enjoindre de stopper.

L’homme examina les papiers du chauffeur puis ceux d’Élaine, de Sébastian Vogel et enfin de Chris. Il prononça quelques mots dans son micro personnel, fournit aux trois journalistes des badges avec clip et leur fit enfin signe de passer.

Ils entrèrent donc. Après un simple contrôle, alors que le magazine avait dû négocier pendant des semaines avec le ministère de l’Énergie.

Il ne s’agissait jusque-là que d’une étendue d’herbe grasse ondulante séparée d’une autre par une clôture de grillage et de barbelés. Mais l’entrée était plus que métaphorique : elle charriait, au moins pour Chris, un authentique sens de la cérémonie. C’était Blind Lake.

Presque une autre planète.

La camionnette reprenait de la vitesse lorsqu’il regarda par-dessus son épaule et vit la barrière se refermer, glisser en travers de la route d’une manière, il s’en souviendrait bien plus tard, terriblement définitive.

Deux

Il y avait bien un lac à Blind Lake, avait appris Tessa Hauser. Elle y repensa en rentrant du collège, alors qu’elle suivait son ombre allongée sur le trottoir d’un blanc étincelant.

Blind Lake – le lac, pas la ville – consistait en un marécage boueux coincé entre deux petites collines, une eau verte et stagnante envahie de massettes, de grenouilles sauvages et de tortues hargneuses, de hérons et d’oies du Canada. M. Fleischer en avait parlé en classe. Il avait dit que ce qu’on appelait lac était en réalité un marécage, une eau ancienne piégée dans la roche poreuse du sol.

Blind Lake, le lac, n’en était par conséquent pas vraiment un. Tess trouvait cela logique, d’une certaine manière, puisque Blind Lake, la ville, n’était pas vraiment une ville non plus, mais un Laboratoire national, construit à cet endroit de A à Z, comme un décor de cinéma, par le ministère de l’Énergie. Ce qui expliquait pourquoi les maisons, boutiques et immeubles de bureaux étaient si espacés et si neufs, et pourquoi ils commençaient et cessaient de manière si abrupte dans ce vaste paysage vide.

Tess marchait seule. Elle avait onze ans et pas encore une seule amie au collège, même si Edie Jerundt (« Edie Grumf », comme la surnommaient les autres enfants) lui adressait la parole de temps en temps. Mais pour rentrer chez elle, Edie partait vers la zone commerçante et les bâtiments administratifs, tandis que Tessa habitait loin à l’ouest, dans l’autre direction, celle des grandes tours de refroidissement de l’Allée de l’Observatoire. Tess – du moins lorsqu’elle vivait avec son père, c’est-à-dire une semaine sur quatre – habitait au milieu d’une rangée de maisons mitoyennes couleur pastel pressées comme des soldats au garde-à-vous contre leurs voisines. La maison de sa mère, quoique encore plus excentrée vers l’ouest, lui ressemblait presque point pour point.

Tess était restée vingt minutes de plus en classe pour aider M. Fleischer à nettoyer les tableaux. M. Fleischer, crâne chauve et barbe brun et blanc, lui avait posé beaucoup de questions personnelles : ce qu’elle faisait à la maison, comment elle s’entendait avec ses parents, si elle aimait l’école. Tess avait répondu avec honnêteté mais sans enthousiasme, et M. Fleischer avait fini par froncer les sourcils et cesser de l’interroger. Ce dont Tess ne se plaignait pas, bien au contraire.

Est-ce qu’elle aimait l’école ? Elle ne pouvait pas le dire pour l’instant. Cela venait à peine de commencer. Il ne faisait même pas encore frais, même si un soupçon d’automne imprégnait déjà le vent qui effleurait le trottoir et agitait sa jupe. On ne pouvait rien dire sur l’école, selon Tess, avant au moins Halloween, soit deux semaines plus tard. À Halloween, on savait à quoi s’attendre… pour le meilleur ou pour le pire.

Elle n’aurait même pas pu dire si elle aimait Blind Lake, la ville qui n’en était pas une près du lac qui n’en était pas un. Elle préférait Crossbank, par certains côtés. Davantage d’arbres. Des couleurs d’automne. De la neige sur les collines l’hiver. Sa mère avait dit qu’il y en aurait ici aussi, de la neige, et même beaucoup, et peut-être cette fois-ci se ferait-elle des copines avec lesquelles elle dévalerait les collines en luge. Mais les collines semblaient trop basses et pas assez pentues pour s’y amuser en luge. Il y avait peu d’arbres, pour la plupart de jeunes plants installés autour des bâtiments scientifiques et du centre commercial. Comme des arbres pas vraiment désirés, pensa Tess. Elle passa devant quelques-uns d’entre eux sur les pelouses des maisons : des arbres si récents qu’ils se trouvaient encore tuteurés, qu’ils essayaient encore de prendre racine.

En arrivant à la petite maison de son père, elle ne vit pas sa voiture dans l’allée. Il n’était pas encore rentré, situation inhabituelle, mais pas exceptionnelle. Tess se servit de sa clé pour pénétrer dans cette demeure d’une propreté impitoyable dont le mobilier dégageait encore une odeur de neuf, une maison accueillante mais d’une certaine manière peu familière. Elle alla dans la cuisine étroite et reluisante sortir le jus d’orange du réfrigérateur et s’en servir un verre. Elle en fit déborder un peu. Elle pensa à son père et alla prendre un morceau de papier absorbant pour essuyer les carreaux du comptoir. Elle roula l’objet compromettant en boule et s’en débarrassa dans la poubelle sous l’évier.