— Cela ne vaut-il pas mieux ?
— Mais techniquement, ce ne sont sans doute pas des parasites du tout. Il doit s’agir d’une symbiose bienveillante, sinon il n’y en aurait pas plein les villes.
— New York est plein de rats. Cela ne veut pas dire qu’on veut d’eux.
— La question reste ouverte. Mais de toute évidence, il ne va pas bien.
— Il n’atteindra peut-être pas Damas.
— Damas ?
— Il me fait tout le temps penser à saint Paul sur le chemin de Damas, En train d’attendre une vision.
— On ne saura jamais s’il l’a eue, j’imagine. J’espérais quelque chose de plus tangible.
— Eh bien, je ne suis pas expert en la matière.
— Personne n’est expert en la matière. » Elle détourna les yeux de l’affichage. « Merci d’avoir aidé Tess à se coucher. J’espère que tu n’en as pas marre de lui raconter des histoires.
— Pas du tout.
— Elle aime tes… comment elle appelle ça ? les histoires de Porry. En fait, je suis un peu jalouse. Tu ne parles pas beaucoup de ta famille.
— Tessa est un public facile.
— Pas moi ? »
Il sourit. « Tu n’as pas onze ans.
— Tess t’a-t-elle jamais demandé ce qu’il était arrivé à Portia une fois adulte ?
— Non, et tant mieux.
— Comment est-elle morte ? » demanda Marguerite. Elle se reprit : « Désolée, Chris. Je suis sûre que tu n’as pas envie d’en parler. Cela ne me regarde pas, vraiment. »
Il garda un moment le silence. Mon Dieu, pensa-t-elle, je l’ai blessé.
Puis il raconta : « Portia a toujours été un peu plus têtue qu’intelligente. Elle n’a jamais eu de facilités à l’école. Elle a très vite arrêté ses études universitaires et s’est liée avec une bande, des toxicos à temps partiel…
— La drogue, dit Marguerite.
— Ce n’était pas juste la drogue. Elle n’avait pas de problèmes avec la drogue, parce que cela ne l’avait jamais vraiment attirée, j’imagine. Mais elle manquait de discernement sur le caractère des gens. Elle a emménagé dans la caravane d’un type près de Seattle et n’a plus donné de nouvelles pendant un temps. Elle disait l’aimer, mais ne voulait même pas qu’on lui parle au téléphone.
— Mauvais signe.
— C’est arrivé juste après la sortie de mon livre sur Galliano. Je passais par Seattle en tournée de promotion, alors j’ai appelé Porry et on a convenu d’un rendez-vous. Pas là où elle vivait, elle a refusé net. Il tallait que ce soit quelque part en ville. Et elle toute seule, sans son copain. Elle semblait un peu réticente à me voir, mais elle a donné le nom d’un restaurant et on s’est retrouvés là-bas. Elle est arrivée dans de vilaines fringues et avec de grosses lunettes de soleil. Le genre qu’on porte pour cacher un bleu ou un œil au beurre noir.
— Oh non…
— Elle a fini par admettre que tout n’allait pas pour le mieux entre son copain et elle. Elle venait de décrocher un boulot et mettait de l’argent de côté pour avoir un endroit à elle. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter pour elle, qu’elle s’en sortait.
— Le type la battait ?
— Manifestement. Elle m’a supplié de ne pas m’en mêler. D’éviter mes conneries de grand frère, comme elle a dit. Mais je sauvais le monde de la corruption. Si je pouvais exposer Ted Galliano à un droit de regard public, pourquoi devrais-je supporter ce genre de choses de la part d’un cow-boy de caravane ? Alors j’ai récupéré l’adresse de Portia dans l’annuaire et j’y suis allé pendant qu’elle était au travail. Le type était chez lui, bien entendu. Il n’avait vraiment pas l’air dangereux. Il mesurait 1,75m, avec une rose tatouée sur son bras droit tout maigre. On aurait dit qu’il avait passé la journée à descendre un pack de bières en graissant un moteur. Il s’est montré agressif, mais je l’ai juste plaqué contre la caravane avec mon avant-bras sous son menton en lui disant que s’il touchait à nouveau à Portia, il aurait affaire à moi. Il s’est confondu en excuses. Il a même commencé à pleurer. Il a dit qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, que c’était la faute à la bouteille, hé mon pote, tu sais ce que c’est. Il a dit qu’il allait se maîtriser. Et je suis parti en pensant avoir fait le bien. En quittant la ville, je me suis arrêté dans les bureaux où Porry bossait pour lui laisser un chèque, de quoi l’aider à prendre son indépendance. Deux jours après, j’ai reçu un appel d’un service d’urgences de Seattle. Elle avait été méchamment tabassée et souffrait d’une hémorragie cérébrale. Elle est morte ce soir-là. Son copain a brûlé la caravane et a quitté la ville sur une moto volée. Pour autant que je le sache, la police est toujours à sa recherche.
— Mon Dieu, Chris… Je suis vraiment désolée !
— Non. C’est moi qui suis désolé. Ce n’est pas une histoire qui convient à une nuit de tempête. » Il lui toucha la main. « Elle n’a même pas de morale, à part tout le monde peut avoir des emmerdes. Mais si j’ai semblé un peu réticent à me placer entre Ray et toi…
— Je comprends. Et je te suis très reconnaissante de ton aide. Mais, Chris, tu sais quoi ? Je peux m’occuper de Ray. Avec ou sans toi. Je préférerais avec, mais… tu comprends ?
— Tu es en train de me dire que tu n’es pas Portia. »
La seule source de lumière de la pièce provenait du crépuscule rougeoyant sur UMa47/E. Le Sujet s’était allongé pour la nuit. Au-dessus des parois du canyon, les étoiles brillaient en constellations auxquelles personne n’avait donné de nom. Personne sur Terre, en tout cas.
« Je suis en train de te dire que je ne suis pas Portia. Et je te propose une tasse de thé. Ça te dit ? »
Elle lui prit la main et l’emmena dans la cuisine, où la fenêtre était blanche de neige et où la bouilloire chantait un contrepoint au bruit du vent.
Vingt-cinq
Sue Sampel était bien éveillée lorsqu’on sonna à la porte, à pourtant minuit passé, et même presque 3 heures du matin, à en croire sa montre.
La tempête dehors et la tension nerveuse emmagasinée durant sa rafle dans le bureau de Ray l’empêchaient de dormir. Sébastian, le veinard, était monté vers minuit pour sombrer aussitôt dans un profond sommeil. Elle s’était pelotonnée avec Dieu le vide quantique en une espèce de présence par procuration. Et avec un grand verre de liqueur de pêche.
Mais le livre lui semblait moins substantiel à la relecture. Bien qu’écrit dans une langue superbe et rempli d’idées saisissantes, les incohérences et défauts logiques lui apparaissaient avec plus de netteté. C’était cet amour enjoué de Sébastian pour les hypothèses extravagantes qui, supposa-t-elle, avait énervé Élaine Coster.
Sébastian expliquait par exemple dans son livre que ce que les gens appelaient « vide de l’espace » n’était pas qu’une simple absence de matière, mais un mélange complexe de particules virtuelles qui apparaissaient et disparaissaient trop vite pour interagir avec la substance ordinaire des choses. Cela concordait avec ce que Sue se rappelait de sa première année de physique à l’université. Elle soupçonna moins de rigueur scientifique de la part de Sébastian lorsqu’il affirmait que les irrégularités localisées du vide quantique démontraient la présence de « matière noire » dans l’univers. Et presque personne d’autre que lui ne prenait au sérieux son idée fondamentale, selon laquelle la matière noire représentait une espèce de réseau neural fantomatique habitant le vide quantique.
Mais Sébastian n’était pas un scientifique et n’avait jamais prétendu en être un. Poussé dans ses retranchements, il qualifierait ces idées de « cadres » ou de « suggestions » à ne sans doute pas prendre au pied de la lettre. Sue comprenait, mais aurait aimé qu’il puisse en être autrement : elle aurait souhaité que ses théories soient aussi solides que des maisons, assez solides pour pouvoir s’y abriter.