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Encore que sa maison à elle ne semblait pas d’une solidité à toute épreuve, ce soir-là. Le vent soufflait avec une férocité terrible et la neige était si dense que la vue par les fenêtres ressemblait à une image O/BEC d’une planète sur laquelle l’humanité ne pourrait pas vivre. Elle s’enfonça un peu plus dans le canapé, but une autre gorgée de liqueur et lut :

La vie évolue en investissant des domaines préexistants et en exploitant des forces de la nature préexistantes. Les lois de l’aérodynamique étaient latentes dans l’univers naturel avant qu’elles soient « découvertes » par les insectes et les oiseaux. De manière similaire, la conscience humaine n’a pas été inventée de novo mais représente l’adoption par la biologie de mathématiques universelles et implicites…

C’était l’idée que Sue préférait : les gens étaient des parties de quelque chose de plus grand, quelque chose qui apparaissait d’un coup ici sous une forme appelée Sue Sampel et là sous une autre appelée Sébastian Vogel, toutes deux uniques mais reliées l’une à l’autre, à la manière de deux sommets montagneux distincts mais appartenant à la même planète. Sinon, pensa-t-elle, que sommes-nous à part des animaux perdus ? Des animaux égarés, exilés du ventre maternel, ignorants et mourants.

La sonnette la fit sursauter. Son serveur domestique eut la délicatesse d’en réduire le volume, mais lorsqu’elle demanda qui se trouvait à la porte, le serveur répondit : « Personne non reconnue. » Son ventre se noua. Quelqu’un ne figurant pas parmi ses visiteurs réguliers.

Ray Scutter, pensa-t-elle. Qui d’autre ? Élaine l’avait prévenue que ce genre de choses pourrait se produire. Ray était impulsif, plus impulsif que jamais depuis le blocus, peut-être même assez pour braver la tempête et se présenter à sa porte à 3 heures du matin. Il devait avoir vu le publipostage général d’Élaine, à l’heure qu’il était. Il saurait (même s’il ne pouvait peut-être pas le prouver) que Sue avait dupliqué les documents de son bureau. Il serait furieux. Pire, en rage. Dangereux. Oui, mais à quel point ? À quel point au juste Ray Scutter était-il cinglé ?

Elle aurait voulu avoir un peu moins bu. Mais elle avait cru que cela l’aiderait à s’endormir, et elle n’avait plus d’herbe depuis un mois. Dans l’expérience de Sue, les drogues et l’alcool étaient comme des hommes, et l’herbe était le meilleur des petits amis. La cocaïne aimait se mettre sur son trente et un puis sortir, mais la coke vous abandonnait à la fête ou vous harcelait jusqu’aux petites heures du matin, L’alcool promettait de l’amusement mais finissait par vous mettre dans l’embarras, l’alcool était un type vêtu d’une chemise voyante et pourvu à la fois d’une mauvaise haleine et d’une opinion sur tout. L’herbe, en revanche… l’herbe aimait câliner et faire l’amour. L’herbe aimait manger de la crème glacée et regarder les émissions de fin de soirée à la télé. L’herbe lui manquait.

La sonnette retentit à nouveau. Sue jeta un coup d’œil par la fenêtre latérale. C’était bien la petite automobile bleu nuit de Ray garée contre les congères du trottoir, et elle devait avoir un système de conduite plutôt efficace pour parvenir jusque chez Sue dans la neige de plus en plus épaisse.

Une autre série de coups de sonnette, que le serveur assourdit avec dédain.

Bien sûr, elle pouvait l’ignorer. Mais cela lui semblait lâche. En réalité, elle n’avait rien à craindre. Qu’allait-il faire ? L’engueuler ? Je suis une grande fille, se dit-elle. Je peux affronter cela. Autant en finir.

Elle songea à réveiller Sébastian, mais décida de le laisser dormir. Sébastian était beaucoup de choses, mais pas un bagarreur. Elle pouvait gérer cela elle-même. Voir ce que Ray voulait, si nécessaire l’envoyer paître.

Elle prit tout de même un couteau à découper dans la cuisine, juste au cas où. Elle se trouva idiote – le couteau servait juste à se rassurer, à se sentir courageuse – et le tint caché dans son dos lorsqu’elle alla ouvrir la porte. Elle l’ouvrit parce que après tout, on était à Blind Lake, la communauté la plus sûre du globe, même quand votre patron vous en voulait méchamment.

Son cœur battait deux fois trop vite.

Ray se tenait en grand pardessus noir sous la lumière jaune du porche. Le vent le décoiffait et ornait sa chevelure d’étoiles de neige. Il avait les lèvres pincées et les yeux brillants. Sue se plaça en travers du passage, prête à claquer la porte si le besoin s’en faisait sentir. L’air d’un froid polaire s’engouffra dans la maison.

Elle dit : « Ray…

— Vous êtes virée », l’interrompit-il. Elle cilla. « Quoi ? »

Il parlait d’une voix plate et égale, les lèvres figées dans ce qui semblait un ricanement perpétuel. « Je sais ce que vous avez fait. Je suis venu vous dire que vous étiez virée.

— Je suis virée ? Vous avez fait tout ce chemin pour me virer ? »

C’en était trop. Avec la tension de la journée accumulée en elle comme une charge électrique, le moment était si ridiculement décevant – Ray la virant d’un boulot devenu depuis longtemps superflu et sans importance – qu’elle eut du mal à garder son sérieux.

Qu’allait-il faire ensuite, la chasser de Blind Lake ?

Mais elle sentit qu’elle devait à tout prix masquer son amusement. « Ray, écoutez, je suis désolée, mais il est tard.

— Ferme-la. Ferme ta putain de gueule. Tu n’es qu’une voleuse. Je sais que tu as volé les documents. Et l’autre chose, aussi.

— L’autre chose ?

— Il faut que je te fasse un dessin ? La pâtisserie ! »

Le DingDong.

Ce fut la goutte d’eau. Elle rit malgré elle – un gloussement étranglé qui se transforma en un fou rire à gorge déployée. Nom de Dieu, le DingDong – le pseudo-gâteau d’anniversaire de Sébastian – ce foutu DingDong !

Elle riait encore lorsque Ray lui sauta à la gorge.

Sébastian avait toujours eu le sommeil lourd.

Il s’endormait vite et se réveillait lentement. Les cours du matin avaient été le fléau de sa carrière universitaire. Il se disait souvent qu’il aurait fait un très mauvais moine, incapable de supporter le célibat et toujours en retard aux matines.

La lointaine sonnette de la porte d’entrée et le bruit considérable qui suivit ne dérangèrent pas son sommeil. Il s’éveilla quand quelqu’un chuchota son nom.

À moins que ce ne soit le vent. Dans le cocon des couvertures, il ouvrit les yeux sur l’obscurité de la pièce, tendit un moment l’oreille sans rien entendre sinon le gémissement de la tempête sur l’avant-toit. Il posa la main du côté où dormait Sue, où il ne trouva que froid et vide. Rien d’inhabituel. Sue était plus ou moins insomniaque. Il referma les yeux et soupira.

« Sébastian ! »

La voix de Sue. Elle n’était pas dans le lit mais dans la chambre, et elle semblait terrifiée. Il se dépouilla des couches de sommeil comme un chien mouillé se secoue pour se sécher. Il tendit la main vers la lampe de chevet qu’il faillit renverser. Lorsque la lumière jaillit, il vit Sue près de la porte, une main crispée sur le bas-ventre, pâle et en nage.

« Sue ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Il m’a fait mal », dit-elle, et elle écarta la main pour lui montrer le sang sur sa chemise de nuit, le sang qui se répandait autour de ses pieds.