Son thorax s’élargissait en un disque épais, auquel étaient fixés ses quatre bras : les deux manipulateurs, fins, souples et terminés par ce qui ressemblait un peu à des mains humaines – quatre doigts dont un opposable –, même si les articulations ne correspondaient pas du tout, et deux trapus servant à saisir la nourriture, juste assez longs pour atteindre la bouche, qui semblaient vraiment bizarres et relevaient autant d’une mâchoire externe que d’un jeu de membres supplémentaire. En lieu et place de mains, ces bras secondaires possédaient des structures osseuses en lames de pelle avec lesquelles ils coupaient et broyaient les matériaux végétaux.
La tête du Sujet était un dôme mobile avec des replis de chair là où l’anatomie humaine aurait placé un cou. Sa bouche, fente rosé verticale, cachait une longue langue râpeuse, presque préhensible. Il avait des yeux aussi écartés que ceux d’un oiseau, nichés dans du cartilage d’un violet bleuâtre. Des yeux non d’un blanc pur, s’aperçut Marguerite, mais tirant sur le jaune, l’ivoire de vieilles touches de piano. On ne voyait pas la moindre structure à l’intérieur, ni pupille ni cornée, peut-être s’agissait-il d’amas inorganisés de cellules photosensibles, ou peut-être cette structure restait-elle cachée sous une surface en partie opaque, comme une paupière permanente.
Personne n’avait pu définir la fonction de la crête orange au sommet de son crâne. Sur Terre, de tels attributs servaient à la sélection sexuelle, mais on pouvait difficilement lui attribuer de genre parmi le peuple du Sujet, chaque individu étant doté d’une telle crête.
La caractéristique la plus remarquable – ou la plus remarquablement étrange – du Sujet était la cavité dorsale qui creusait verticalement son thorax jusqu’à mi-hauteur. Tout le monde s’accordait à penser qu’il s’agissait d’un orifice respiratoire. Aussi longue que l’avant-bras de Marguerite, elle s’ouvrait et se refermait à intervalles réguliers comme une bouche haletant sans lèvres. (Dans un de ses moments de vulgarité, Ray l’avait comparée devant Marguerite à un « vagin malade ».) Lorsqu’elle s’ouvrait, Marguerite voyait dessous un tissu poreux en nid-d’abeilles, jaune et humide. De fins cils gris argent frangeaient l’ouverture.
Je ne cours pas le moindre danger, se rappela-t-elle, mais en toute franchise, elle avait peur du Sujet, peur de l’évidence de son poids, de sa substance, de son implicite force animale. Peur même de son odeur, une légère puanteur organique à la fois douceâtre et désagréablement riche, comme l’odeur se dégageant de l’écorce d’un citron verdi par la moisissure.
Eh bien, se dit Marguerite, et maintenant ? On fait comme s’il s’agissait d’une véritable rencontre ? On se parle ?
Pouvait-elle seulement parler ? La peur lui avait asséché le gosier. Sa langue lui semblait engourdie comme un morceau de coton.
« Je m’appelle Marguerite, chuchota-t-elle. Je sais que tu ne comprends pas. »
Il ne comprenait peut-être même pas le concept de langage parlé. Elle resta longtemps à regarder. Le Sujet en disait peut-être beaucoup par ses silences. Peut-être parlait-il un langage d’immobilité.
Mais il ne restait pas complètement immobile.
Sa fente respiratoire s’élargit pour émettre un soufflement presque inaudible. Cela pouvait-il être un langage ? On aurait plutôt dit de la détresse respiratoire.
Merde, se dit Marguerite, être là, je ne sais ni où ni pourquoi, juste pour me retrouver encore une fois confrontée à l’impossibilité d’une communication, c’est vraiment ridicule. Je ne sais même pas s’il parle ou s’il meurt.
Le Sujet acheva son discours, s’il s’agissait bien d’un discours, en exhalant une bouffée à l’odeur de lait tourné.
Pour le reste, il n’avait toujours pas bougé.
Si c’est là une occasion et non une simple hallucination, songea Marguerite, elle est gâchée. Sa peur se mêlait de frustration. Se tenir si incroyablement, si extraordinairement près de lui. Et en même temps toujours aussi loin. Toujours muette, toujours sourde.
Dehors, les ombres s’allongeaient avec la tombée de la nuit. Le ciel pâle s’était assombri en une nuance de blanc plus bleue.
« Je ne comprends pas ce que tu as dit, avoua Marguerite. Je ne sais même pas si tu as dit quelque chose. »
Le Sujet exhala et fit palpiter ses cils.
Si, il a parlé, dit une voix.
Elle n’appartenait pas au Sujet. Marguerite l’entendait venir de tout autour d’elle. Des voûtes nacrées, ou des ombres plus loin.
Mais ce n’était pas le plus étrange.
Le plus étrange, c’était qu’on aurait juré la voix de Tessa.
Trente-deux
Élaine Coster intercepta Chris au moment où il s’apprêtait à sortir de la clinique. « Oh là, dit-elle, attends un peu… Tu vas où ?
Elle savait qu’il flippait à cause de la disparition de Tess et de Marguerite. L’infirmière de service avait raconté à Élaine l’histoire des empreintes de la fillette qui disparaissaient dans la neige. Élaine détestait imaginer Tess, qui lui avait semblé une gamine plutôt gentille, dehors par un tel froid. Mais le jour approchait à grands pas, et Élaine estimait qu’on retrouverait la fillette sans trop de difficultés, Chris devait juste faire preuve d’un peu de patience. Quant à Marguerite…
« Je pars à l’Allée de l’Observatoire, annonça Chris.
— À l’Œil ? Je suis désolée, mais enfin, pour quoi faire ? Ari ma dit qu’on était en train de l’évacuer.
— Je ne peux pas te l’expliquer. »
Elle lui prit le bras avant qu’il puisse ouvrir la porte. « Allons, Chris, tu n’es pas si bête. Tu penses que Tess et Marguerite sont à l’Œil ? Comment cela pourrait-il être seulement possible ? »
S’il vous plaît, se dit Élaine, pas un autre cas de démence à Blind Lake.
« Tess ne traînait pas dehors sans but. Sa piste part en ligne droite, et elle part dans la direction de l’Œil.
— Mais cette piste disparaît, à un moment ?
— Oui.
— Donc Tess est peut-être juste revenue à la porte de la clinique. Tu sais, en remettant les pieds dans ses empreintes.
— En marchant à reculons dans la neige ? La nuit ?
— Eh bien, donne-moi ton opinion sur le sujet. Si elle est à l’Œil, comment y est-elle allée ? Des ailes lui ont poussé, Chris ? Ou peut-être a-t-elle utilisé la téléportation ? Le voyage astral ?
— Je ne prétends pas comprendre comment elle a fait. Mais la dernière fois qu’elle a disparu de l’école, c’est là qu’elle est allée.
— Tu crois vraiment qu’elle a fait tout ce chemin à pied par ce temps ?
— À pied, je n’en sais rien. Mais je pense qu’elle est là-bas, je pense qu’elle a des ennuis, et je pense que Marguerite voudrait que j’aille la chercher.
— Parce que tu lis dans les esprits, en plus ? Il y a déjà Ari, Shuigin et un tas d’autres gens qui ouvrent l’œil, pour Tess et Marguerite. Laisse-les faire leur boulot. Tu ne pourras pas le faire mieux qu’eux. Chris, écoute-moi. Écoute-moi. Un de mes contacts de la Sécurité m’a appelé. On a l’équivalent de tout un putain de bataillon de matériel et de personnel militaire qui vient d’arriver au portail principal et qui entre dans Blind Lake. Tu comprends ? Le blocus est terminé ! je ne sais pas ce qu’il va se passer ensuite, mais selon toute probabilité, Blind Lake sera évacué avant la nuit : toi, moi Tess, Marguerite, tout le monde. Je pars sur la route voir ce qu’il s’y passe, et je veux que tu m’accompagnes. On est toujours journalistes. On tient un article, là.