— Les installations sont menacées ?
— Je suppose. On ne m’informe pas de ce genre de choses. Mais je suis sûr qu’il n’y a rien à craindre. »
Il ne se trompe sans doute pas, songea Chris. En tant que Laboratoires nationaux, Crossbank et Blind Lake se trouvaient soumis à des protocoles de sécurité remontant aux Guerres de la Terreur. On y prenait terriblement au sérieux les menaces les plus futiles. Blind Lake – et c’était là un des inconvénients de sa célébrité médiatique – attirait l’attention d’un large éventail de cinglés et d’idéologues.
« Pouvez-vous nous préciser la nature de cette menace ?
— En toute franchise, je n’en sais rien moi-même. Mais nous avons déjà connu ce genre de situations. Et ça s’est toujours réglé avant le lendemain matin. »
Sébastian Vogel se redressa sur la chaise qu’il occupait depuis une heure à la manière d’un sphinx au repos : « Et d’ici là, où dormons-nous ?
— Eh bien, nous vous avons installé… des lits de camp.
— Des lits de camp ?
— Dans le gymnase du centre de loisirs. Je sais. Je suis vraiment désolé. C’est tout ce que nous avons pu faire dans un délai aussi court. Comme je vous l’ai dit, je ne doute pas que tout sera réglé demain matin. »
Weingart se renfrogna en consultant sa tablette, comme s’il avait une chance d’y découvrir un sursis de dernière minute. Élaine semblait sur le point d’exploser, mais Chris prit les devants : « Nous sommes journalistes. Je suis sûr que nous avons tous déjà dormi à la dure. » Enfin, peut-être pas Vogel. « Pas vrai, Élaine ? »
Weingart la regarda avec espoir.
Elle ravala ce qu’elle s’apprêtait à dire. « J’ai dormi sous la tente sur le plateau de Gobi. J’imagine que je peux dormir dans une saloperie de gymnase. »
On avait disposé des rangées de lits de camp dans le gymnase, certains déjà occupés par des journaliers qui n’avaient pu trouver de place dans les logements pour visiteurs. Chris, Élaine et Vogel s’en approprièrent trois sous le panier de basket-ball et y posèrent leurs bagages. Les oreillers ressemblaient à des marshmallows dégonflés. Les couvertures provenaient des surplus de la Croix-Rouge.
« Le plateau de Gobi ? demanda Vogel à Élaine.
— Quand je rédigeais ma biographie de Roy Chapman Andrews. Dans les pas du Temps : la paléobiologie hier et aujourd’hui. D’accord, j’avais vingt-cinq ans. Vous avez déjà dormi sous la tente, Sébastian ? »
Vogel avait soixante ans, un visage livide et des joues d’un rouge fiévreux. Il portait des pulls informes afin de dissimuler l’inélégante générosité de son ventre et de ses hanches. Élaine ne l’aimait pas – un parvenu, avait-elle glissé à l’oreille de Chris, un imposteur, quasiment un putain de spiritualiste – et Vogel avait aggravé son cas en se montrant d’une inébranlable politesse. « Dans les Algonquins, dit-il. Au Canada. Une randonnée de plusieurs jours. Il y a des dizaines d’années, bien entendu.
— Vous cherchiez Dieu ?
— C’était une sortie entre étudiants et étudiantes. Si je me souviens bien, je cherchais à tirer mon coup.
— Alors que vous étiez étudiant en théologie ?
— Nous ne faisons pas vœu de chasteté, Élaine.
— Dieu ne réprouve pas ce genre de choses ?
— Quel genre de choses ? Les rapports sexuels ? Pas que je sache, non. Vous devriez lire mon livre.
— Ah, mais je l’ai lu. » Elle se tourna vers Chris. « Et toi ?
— Pas encore.
— Sébastian est un mystique à l’ancienne. Il voit Dieu partout.
— Dans certaines choses plus que dans d’autres », précisa Sébastian, ce qui parut à Chris à la fois énigmatique et typique du personnage.
« Bien que je trouve cette conversation passionnante, intervint Chris, je pense qu’on devrait aller essayer de dîner. Le type des relations publiques a parlé d’un endroit ouvert jusqu’à minuit dans le centre commercial.
— Je suis partante, dit Élaine, du moment que tu promets de ne pas draguer la serveuse.
— Je n’ai pas faim, dit Vogel. Allez-y sans moi. Je garderai les bagages.
— Jeûnez, saint François », dit Élaine en enfilant sa veste.
Chris connaissait la biographie de Roy Chapman Andrews écrite par Élaine. Il l’avait lue au début de ses études. Élaine était alors une journaliste scientifique pleine d’avenir, sélectionnée pour un AAAS Westinghouse Award[2] et s’établissant un plan de carrière qu’il espérait suivre un jour.
Le seul et unique livre de Chris à ce jour avait aussi été une espèce de biographie. Ce qu’il y avait de bien, avec Élaine, c’était qu’elle n’avait pas monté l’histoire orageuse de ce livre en épingle et ne semblait pas le moins du monde réticente à travailler avec Chris. Étonnant comme on apprend à se contenter de peu, songea celui-ci.
Le restaurant recommandé par Ari Weingart était coincé entre un magasin d’interfaces et une boutique de fournitures de bureau dans l’aile à ciel ouvert du centre commercial. La plupart de ses magasins ayant fermé pour la nuit, la galerie semblait plus ou moins à l’abandon dans la fraîcheur de l’automne. Mais les affaires du restau, une franchise Sawyer’s Steak Seafood, marchaient très bien. Beaucoup de clients et de conversations s’y croisaient. Ils trouvèrent un box en vinyle contre la grande vitrine. Le décor, chrome, pastel et plantes en pots, faisait très fin XXe siècle, faux réconfort d’une fausse antiquité. Les menus avaient la forme de T-bones.
Chris se sentit merveilleusement anonyme.
« Bon Dieu, s’énerva Élaine. La banlieue dans toute son horreur.
— Qu’est-ce que tu commandes ?
— Voyons voir. Le “Petit-déjeuner servi à toute heure ?” Le “Pain de viande potelé façon maison” ? »
Ses paroles ironiques n’échappèrent pas au serveur qui approchait. « Le saumon de l’Atlantique est bon, annonça celui-ci.
— Bon pour quoi, exactement ? Non, laissez tomber. Le saumon fera l’affaire. Chris ? »
Embarrassé, il commanda la même chose. Le serveur haussa les épaules et s’éloigna.
« Ce que tu peux être snob, des fois, Élaine !
— Pense un peu à l’endroit où on est. À la pointe du savoir humain. Sur les épaules de Copernic et de Galilée. Et on mange où ? Dans un relais routier avec buffet de crudités. »
Chris n’avait jamais compris comment Élaine pouvait porter une telle attention à la nourriture, elle qui s’était appliquée à supprimer l’épaississement de la cinquantaine. Elle sacrifie la quantité au profit de la qualité, supposa-t-il. Un numéro d’équilibriste. C’était une Wallenda[3] de la ligne.
« Je veux dire, arrêtons, qui est snob, ici, au juste ? reprit-elle. J’ai cinquante ans, je sais ce que j’aime, je peux supporter un fast-food ou des surgelés, mais est-ce que j’ai vraiment besoin de faire comme si le pudding aux pommes était de la crème brûlée ? Toute ma jeunesse, j’ai bu du café aigre dans des tasses en papier. J’ai évolué, depuis. Ça t’arrivera aussi.
— Merci pour le vote de confiance.
— Avoue-le, Crossbank a été un fiasco pour toi.
— J’ai réuni du matériel utile. » Ou du moins une citation totémique. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Presque un sermon baptiste.
2
Distinction réservée aux journalistes scientifiques et décernée par l’American Association for Advancement of Science.